La Fée Verte et la Croix-Bleue

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La Fée Verte et la Croix-Bleue

1 juillet 2004
Au moment de la réhabilitation de l’absinthe, retour sur les liens historiques que l'élixir entretient avec l’organisme de prévention de l’alcoolisme
Autres temps, autres mœurs : diabolisée hier, l’alcool maudit ne fait plus peur à personne. « Le lapin est arrivé »: dans le Val-de-Travers et aux alentours, telle était l’une des annonces codées qui annonçaient à l’expéditeur que son absinthe était bien parvenue à son destinataire. Interdite depuis 1910 dans notre pays, la Fée Verte n’a jamais cessé de circuler sous le manteau. Epoque sulfureuse qui prend fin, puisque le célèbre breuvage anisé vient d’être réhabilité par les pouvoirs politiques. Alors que les bouteilles suisses et étrangères devraient rapidement se retrouver aux étals, on risque d’oublier le sens de certaines étiquettes représentant un curé grimaçant au cou orné d’une immense croix bleue. « C’est en effet la Croix Bleue qui est à l’origine de la prohibition de l’absinthe », rappelle le président à la section neuchâteloise de l’organisme de lutte contre l’alcoolisme, Yves von Allmen.

De Baudelaire à Verlaine, de Toulouse-Lautrec à Modigliani en passant par Picasso, nombreux sont les artistes à s’être laissés griser par l’alcool maudit. Couvet, dans le Val-de-Travers, et Pontarlier font alors figure de centres de production pour cette préparation à base d’une plante vivace fortement aromatisée du Haut-Pays. A la fin du XVIIIe siècle, le patron de la dynastie Pernod rachète à la famille Henriod la recette de l’élixir et installe une distillerie à Couvet. Mais l’offre n’arrive pas à satisfaire la demande et bientôt apparaît sur le marché un succédané de piètre qualité, mélange sans distillation de plusieurs essences et d’alcool frelaté. Yves von Allmen : « C’était l’époque où l’absinthe se servait en bouteilles étalonnées dans les bistrots. Elle ne coûtait pas grand chose et avait les faveurs des classes laborieuses et pauvres ». Les cas d’intoxication se multiplient, jusqu’au drame survenu sur la Côte vaudoise où, après avoir ingurgité une quantité impressionnante d’absinthe, un père tue femme et enfants avant de se suicider à son tour. La fée devient sorcière ; on l’interdit des deux côtés de la frontière. Prohibition étiquetéeEn Suisse, la Croix Bleue lance un référendum populaire en ce sens, plébiscité par près de 65% de la population. « Alléchés par les perspectives commerciales, les vignerons et les fabricants de goutte ont pour une fois été des alliés de choix », sourit Yves von Allmen. Il n’empêche. Pour les distillateurs clandestins, qui ont gardé vivace la tradition dans le Val-de-Travers, la Croix-Bleue était devenue la cause de leur discrétion, d’où plusieurs étiquettes humoristiques avec un religieux – la Croix-Bleue étant à l’origine un organisme chrétien – achevant de sa croix une demoiselle verte. A Pontarlier, au buffet de la gare, on voit encore une grande fresque représentant un pasteur poignardant un fabricant.

Bien des verres se sont vidés depuis lors, et l’absinthe s’apprête à perdre son délicieux parfum de mystère, grâce au blanc-seing des Chambres fédérales. A l’évidence, plus personne ne considère la « verte » comme un danger de société, les alcopops ayant largement pris la tête des boissons à prohiber. « A nos yeux, l’absinthe ne représente plus véritablement un enjeu de santé publique, confirme encore Yves von Allmen. Ce sont effectivement les comas éthyliques de plus en plus fréquents chez des adolescents toujours plus jeunes qui nous inquiètent ».