L'Evangile n'est ni religieux ni laïque

Le Fils de l'homme, lui, n'a pas où poser la tête (Mt 8,20). / Terrain vague Photo Gilles Bourquin
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Le Fils de l'homme, lui, n'a pas où poser la tête (Mt 8,20).
Terrain vague Photo Gilles Bourquin

L'Evangile n'est ni religieux ni laïque

1 octobre 2020

Si l’entreprise de Jésus n’est en aucune manière réductible à des objectifs religieux, elle n’est pas davantage interprétable dans une perspective laïque, qui plus est laïciste, qui ferait de l’Evangile un geste sécularisant en radicale démarcation avec toute attitude religieuse. Notre société occidentale ayant tendance à séparer nettement le domaine religieux de la société laïque, on comprend l’embarras des Eglises à y restituer fidèlement l’esprit du Christ. Ni les lectures essentiellement religieuses, sacramentelles ou mystiques, issues de l’Eglise catholique, ni les tentatives protestantes de séculariser le message chrétien, ne parviennent à refléter toute l’amplitude du projet de Jésus. Cette permanente difficulté à situer le « terrain » de l’Evangile ne fait que refléter le destin du Messie chrétien, qui n’a « pas de lieu où poser la tête » (Matthieu 8,20).

Il serait simplement erroné – et peut-être même présomptueux – de penser que nos catégories sociales modernes de laïcité et de religion puissent départager de façon univoque ce qui relève de l’Evangile et ce qui n’en relève pas. Une des premières demandes du Notre Père, à titre d’exemple, « fais se réaliser ta volonté sur la terre à l’image du ciel » (Matthieu 6,10), est une prière – en cela religieuse – qui suppose une réalisation globale, tant spirituelle, sociale, politique qu’écologique, reliant fortement le monde d’ici-bas et le monde d’en haut. Son accomplissement ne peut qu’être universel, et donc surpassant les frontières de la religion, englobant les domaines profane et sacré.

Une mission évangélique de guérison universelle

L’envoi des Douze en mission, que la tradition chrétienne a compris comme un prototype de la mission de l’Eglise, reflète également cette étroite combinaison de concepts religieux et laïques. Afin de remédier au désespoir du peuple, « ayant fait venir ses douze disciples, Jésus leur donna autorité sur les esprits impurs, pour qu’ils les chassent et qu’ils guérissent toute maladie et toute infirmité » (Matthieu 10,1). Observons que cette première activité missionnaire ne vise pas une fidélisation religieuse, ni même une « évangélisation », et moins encore l’établissement d’un culte, mais elle a pour objectif le rétablissement de la santé du peuple, au sens le plus englobant de cette notion thérapeutique. Certes, la tonalité de l’envoi en mission qui clôt l’Evangile de Matthieu est plus traditionnellement religieuse (Matthieu 28,19-20), mais il est probable que ce programme de guérison universelle reflète plus fidèlement l’activité concrète de Jésus et de ses coéquipiers.

Le concept de guérison est particulièrement intéressant pour la théologie parce qu’il concerne pratiquement tous les aspects de la vie humaine, qui peuvent être plus ou moins « sains » ou « malades », harmonieux ou endommagés. Il existe une santé médicale, psychologique, morale, spirituelle, sociale, économique, politique, écologique, etc. et on peut penser la guérison à un niveau individuel, familial, national, mondial et aussi cosmique, si l’on considère un objectif divin pour l’ensemble de l’univers.

Concernant l’« autorité sur les esprits impurs » nécessaire à la mission, nous avons tendance, aujourd’hui, à renvoyer l’exorcisme au champ religieux, mais il n’est pas certain que du temps de Jésus, les catégories du pur et de l’impur aient été exclusivement religieuses. Elles servaient plus généralement à distinguer, dans l’espace social, ce qui était nocif à la vie humaine, et donc interdit, de ce qui était susceptible de l’enrichir.

Une mission paulinienne de libération en Christ

Le génie de l’apôtre Paul consista à présenter la foi chrétienne comme une option spirituelle permettant de conserver la foi en Dieu tout en étant libéré des contraintes religieuses du légalisme juif, sans pour autant céder aux conformismes régnant dans la société ambiante. Il voulut échapper à l’isolement culturel complet rendu nécessaire par le strict respect des commandements de la Loi, afin de rendre l’Evangile du Christ accessible au monde gréco-romain. Comme le souligne Max Weber dans sa Sociologie de la religion, la mission paulinienne fut portée par « l’élan immense qui anime la conscience d’avoir échappé au destin de paria, de pouvoir aussi bien être un Grec pour les Grecs qu’un Juif pour les Juifs, sans pour autant suivre la voie des Lumières ni celle du rejet de la foi » (Flammarion, 2006, p.465. Note : Par « voie des Lumières », Weber entend ici une religion entièrement fondée sur la raison, donc sans révélation et hors christianisme).

La critique que Paul adresse à l’apôtre Pierre lors du conflit d’Antioche est symptomatique de sa posture ni religieuse-juive ni païenne-grecque : « Si toi qui es Juif, tu vis à la manière des païens et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à se comporter en Juifs ? » (Galates 2,14). Comme le montrent l’ensemble de sa théologie et de son éthique, « vivre à la manière des païens » ne signifie en aucune manière pour Paul épouser les idéaux de la culture hellénistique de son temps, mais ne pas s’embarrasser des rituels de la piété juive. Cette double démarcation sur les fronts Juif et Grec, religieux et païen/laïque, est pour Paul le fondement de la liberté chrétienne vis-à-vis des emprises culturelles du siècle. Cette liberté est le produit d’un « renouvellement de l’intelligence » qui place le croyant en état d’offrir un « culte spirituel » à Dieu (Romains 12,1-2).

En conclusion, observons que ce double refus d’allégeance aux puissances temporelles juives et païennes, loin de constituer un élément secondaire de la pensée de Paul, lui permet d’expliciter son programme théologique : « Les Juifs demandent des signes, et les Grecs recherchent la sagesse ; mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Corinthiens 1,22-23). A nouveau, la foi chrétienne apparait ici comme une posture tierce, un non-lieu insaisissable tant pour la foi juive que pour la philosophie grecque. Le Christ s’y trouve à la fois crucifié et revêtu de la puissance et de la sagesse de Dieu pour la guérison des nations.

Gilles Bourquin

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