L'autre 9 novembre

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[pas de légende]

L'autre 9 novembre

11 novembre 2019

Les trente ans de l’ouverture du Mur de Berlin ont occulté les autres événements dont, à cette date, on célèbre la mémoire en Allemagne : la proclamation de la « République allemande » le 9 novembre 1918 par Philipp Scheidemann (social-démocrate), la tentative de putsch de Hitler et Ludendorff à Munich en 1923, et surtout le grand pogrom qui secoua toute l’Allemagne le 9 novembre 1938 : les synagogues brûlèrent, les commerces juifs furent détruits et pillés, de nombreux juifs furent arrêtés et enfermés dans les camps de concentration, soi-disant pour leur propre protection (Schutzhaft) ; d’après les recherches récentes, 2000 à 3000 juifs moururent soit la nuit même, soit des suites de leur arrestation.

Cet événement, appelé par litote la « Nuit de cristal » (à cause des vitrines brisées qui jonchaient le sol des rues allemandes), marque un seuil décisif dans la politique antisémite du régime hitlérien : de mesures pseudo-légales visant à marginaliser la population juive, à l’exproprier et à la pousser à l’exil volontaire, on passa à la violence institutionnalisée hors tout cadre légal, à la terreur étatique à laquelle la population allemande était invitée à se joindre « spontanément » pour témoigner de sa colère. À partir du 9 novembre 1938, plus rien n’arrêtera l’emballement criminel de la politique des nazis qui aboutira en hiver 1941 à la « solution finale » et aux camps d’extermination dans lesquels plus de 6 millions de juifs seront mis à mort de façon industrielle.

La coïncidence de ces trois dates ne doit rien au hasard. C’est à dessein que Hitler avait choisi le jour où l’on célébrait les cinq ans de la République pour son putsch, qui devait marquer le début d’une « marche sur Berlin » conçue sur le modèle de la « marche sur Rome » des fascistes italiens un an auparavant. Vite avortée (les mitrailleuses de l’armée allemande placées sur la Place de l’Odéon suffirent à mettre en fuite les putschistes, qui seront rapidement arrêtés), cette tentative de prise de pouvoir fera l’objet de célébrations régulières dès l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933. Apposée à l’endroit où quelques putschistes tombèrent sous les balles de l’armée allemande, une plaque de bronze rappelait le souvenir des « héros » du mouvement. Tout passant était tenu d’honorer leur mémoire par le salut hitlérien. Deux SS de fraction y veillaient.

Le pogrom de la « Nuit de cristal » eut lieu exactement quinze ans après ces événements, et vingt ans après la proclamation de la République. L’occasion en fut l’assassinat du premier secrétaire de l’Ambassade d’Allemagne à Paris par un émigré juif polonais. Mais la recherche a depuis longtemps établi qu’il ne s’agissait là que d’un prétexte bienvenu pour une action prévue de longue date, qui recevait ainsi de façon presque inespérée une sorte de justification. Comme ils l’avaient déjà montré après l’incendie du Reichstag en février 1933, les nazis étaient passés maîtres dans l’art d’utiliser à leurs fins ce genre d’occasions.

C’est en vain que l’on cherchera une réaction de réprobation de la part des Églises protestantes allemandes. Même les responsables des Églises dont les Chrétiens allemands (ces protestants qui voulaient aligner l’Église sur la politique nazie) n’avaient pas pris le contrôle restèrent cois. En revanche, l’évêque luthérien de Thuringe Martin Sasse se réjouit ouvertement du pogrom et de l’incendie des synagogues, y voyant l’accomplissement, trop tardif, d’une recommandation émise par Luther en 1543 dans ses écrits antijuifs :

 

Le 10 novembre 1938, pour l’anniversaire de Luther, les synagogues brûlent en Allemagne. En expiation de l’assassinat du conseiller de légation von Rath par une main juive, la puissance des juifs dans le domaine économique est définitivement brisée par le peuple allemand dans la nouvelle Allemagne, couronnant ainsi le combat béni par Dieu du Führer pour la complète libération de notre peuple. […] En cette heure, il faut que soit entendue la voix de l’homme qui, comme prophète allemand du XVIe siècle, commença comme ami des juifs faute de connaissances, mais qui, poussé par sa conscience, poussé par les expériences et par la réalité, est devenu le plus grand antisémite de son époque, celui qui mettait en garde son peuple contre les juifs.

 

Le 10 novembre est en effet le jour anniversaire de la naissance de Luther en 1483.

Cette joie obscène n’est pas seulement l’expression d’un antisémitisme fort répandu dans le protestantisme allemand bien avant l’arrivée des nazis au pouvoir. Elle rappelle aussi que, bien au-delà du Mouvement des Chrétiens allemands, l’immense majorité des pasteurs et des fonctionnaires ecclésiastiques protestants avaient refusé la République de Weimar et la démocratie avant de saluer bruyamment l’arrivée de Hitler au pouvoir. Pour Paul Althaus, professeur de théologie à Erlangen et futur membre du synode de l’Église confessante, la « révolution nationale » initiée par les nazis marquait la renaissance d’un État au plein sens du terme (il en voyait le signe dans le rétablissement de la peine de mort !), alors que le pasteur Hanns Lilje, futur évêque luthérien du Hanovre (après 1945) saluait « le nouvel État allemand d’un Oui joyeux ». Les réformés n’étaient pas en reste, comme le montre le cas du pasteur Otto Weber qui, avant de devenir le propagateur de la Dogmatique de Barth, fut membre du Parti nazi et représentant des réformés dans le conseil de direction de l’Église du Reich dirigée par l’évêque chrétien allemand Ludwig Müller (il en démissionna pour des raisons théologiques en 1934, mais resta membre de l’Alliance des enseignants universitaires nazis dont il assuma la direction du groupe de Göttingen jusqu’en 1938, date à laquelle il devint doyen de la faculté de théologie).

Alors qu’à juste titre on rappelle aujourd’hui le rôle joué par les Églises dans la révolution pacifique qui aboutit à l’ouverture du Mur de Berlin mit fin à la RDA, il convient de ne pas oublier cette autre histoire : l’histoire d’une compromission du protestantisme avec les adversaires de la démocratie et d’une complicité, souvent active, avec la politique criminelle des nazis.

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