Israël applique-t-il une politique d’apartheid ? À propos des débats de l’Assemblée générale du COE

Rubens, La Réconciliation de Jacob et d'Essai / Rubens, La Réconciliation de Jacob et d'Essai
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Rubens, La Réconciliation de Jacob et d'Essai
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Israël applique-t-il une politique d’apartheid ? À propos des débats de l’Assemblée générale du COE

14 septembre 2022

Tant Réformés.ch que la presse internationale se sont fait l’écho des débats de l’Assemblée générale du COE portant sur la qualification de la politique d’occupation israélienne comme une politique d’apartheid. Comme Serge Fornerod le rappelait, cette demande était soutenue par une petite minorité des Églises membres du COE (17 Églises sur 352), alors que plus de 300 la rejetaient. Seules les règles du consensus s’appliquant aux travaux de l’Assemblée générale expliquent que cette proposition figure malgré tout dans les documents finaux et fixe ainsi durablement un désaccord entre les Églises sur cette question. Dans un système répondant aux critères formels de décision démocratique, une requête recueillant moins de 5% des voix aurait été balayée sans autre forme de procès. Cet épisode met en évidence les faiblesses d’un système de consensus qui ne permet pas de rejeter définitivement une requête aussi longtemps qu’une minorité, aussi faible soit-elle, refuse d’y renoncer.

Mais là n’est pas l’essentiel (même si cette question de procédure n’est pas sans importance, certains milieux, surtout évangéliques, souhaitant voir adopter des procédures du même genre à l’EERS ou dans l’EERV afin de disposer d’un pouvoir de blocage malgré leur position minoritaire). Il me paraît beaucoup plus important de se demander si qualifier d’apartheid la politique d’Israël est objectivement justifié.

On pourrait naturellement objecter d’emblée que cette question est insoluble parce qu’on ne dispose d’aucun critère objectif permettant de décider si une politique donnée est ou non une politique d’apartheid. Cette objection me paraît injustifiée. Le terme « apartheid » fait référence à un exemple historique concret, la politique menée en Afrique du Sud entre 1948 et 1991. Dès lors qu’on applique le terme à d’autres États et à d’autres époques, on reconnaît à la politique d’apartheid de l’Afrique du Sud un rôle de paradigme. Un paradigme est un modèle défini par un ensemble cohérent d’éléments (généralement des observations et des règles) qui permet de résoudre un ou plusieurs problèmes. Quels sont donc les éléments constitutifs de l’apartheid, et quel(s) problème(s) la politique d’apartheid était-elle censée résoudre ?

Commençons par la seconde question. Une politique d’apartheid entend résoudre les problèmes rencontrés par un État multi-ethnique d’une manière qui assure durablement la domination d’un groupe ethnique minoritaire sur les groupes ethniques majoritaires en réservant à ce groupe minoritaire l’exercice des droits civiques. Cette intention détermine les éléments constitutifs d’un système d’apartheid, qu’on peut grossièrement répartir en deux groupes. Dans un premier groupe, on trouvera toutes les mesures visant à classer la population selon des critères ethniques et à garantir que les groupes en résultant ne se mélangent pas. En Afrique du Sud, la population était divisée en quatre groupes (blancs, indiens, métis et noirs) ; les mariages interraciaux étaient interdits et les relations sexuelles entre personnes de groupes différents tombaient sous le coup de la loi pénale. Le second groupe de règles rassemble toutes les mesures censées assurer le développement séparé des groupes ethniques et limiter au maximum les contacts entre les groupes : création d’États fantoches (les bantoustans) prétendument indépendants, limitation du droit des ressortissants de ces États à s’établir dans le reste du pays, limitation du libre exercice de la profession, etc.

Ce modèle offre-t-il une matrice pertinente pour décrire la politique d’occupation menée par l’État d’Israël ? C’est évidemment la question décisive. Commençons par l’examen des deux groupes de mesures. La loi israélienne distingue certes cinq nationalités au sein de la population israélienne (juive, arabe, druze, bédouine, circassienne) ; mais les ressortissants de ces cinq nationalités sont tous citoyens israéliens et jouissent des mêmes droits fondamentaux et civiques. Il ne s’agit donc pas d’une règle constitutive d’une politique d’apartheid. Par ailleurs, ces distinctions ne s’appliquent pas aux territoires occupés. En revanche, la politique israélienne marque une différence forte entre citoyens israéliens et ressortissants des territoires occupés. Rien de plus normal puisqu’il s’agit justement de territoires occupés, qui n’appartiennent pas à l’État d’Israël. Les territoires occupés n’ont pas été créés par l’État d’Israël dans le but de promouvoir le développement séparé d’un groupe de population défini par des critères ethniques ou religieux ; ils sont le résultat d’un conflit international gelé, résultat d’une histoire complexe dont on ne peut pas, sans mauvaise foi, attribuer la responsabilité exclusive ou même décisive à Israël. La distinction entre le régime légal appliqué aux territoires occupés et celui applicable à l’État d’Israël n’est donc pas constitutif d’une forme d’apartheid. On remarquera toutefois qu’Israël disposerait des ressources nécessaires (tant militaires que financières) pour débloquer la situation, mais préfère, pour des raisons de politique intérieure, la laisser pourrir.

On pourrait encore invoquer un autre élément pour justifier l’usage du terme « apartheid » dans le cas d’Israël. Le droit interne de l’État d’Israël attribue aux membres d’une communauté d’appartenance religieuse, le judaïsme (considéré comme une « nationalité » dans le système juridique israélien), un certain nombre de droits exclusifs, avant tout en matière de droit d’établissement et d’accès à la citoyenneté. On relèvera à ce titre que la décision de reconnaître ou non la qualité de juif à une personne n’appartient pas aux autorités étatiques, mais aux instances religieuses (grand rabbinat). Mais le privilège reconnu aux personnes juives n’exclut pas de la citoyenneté israélienne les personnes d’autres confessions religieuses (d’autres « nationalités », dans la terminologie officielle). Bien évidemment, Israël n’interdit pas les mariages entre ces « nationalités » ni ne frappe de sanctions pénales les relations sexuelles entre membres des différents groupes ainsi définis. En revanche, depuis 2003, la loi refuse aux conjoints palestiniens de citoyens israéliens l’accès à la citoyenneté israélienne et limite sévèrement leur droit à s’établir en Israël, invoquant pour cela des raisons de sécurité ; ces règles ont été étendues en 2007 aux conjoints originaires d’Iran, d’Irak, du Liban et de Syrie. Les privilèges reconnus aux personnes de confession ou de « nationalité ») juive ne permettent donc pas de voir dans la législation israélienne sur ces questions une forme d’apartheid fondé sur des critères religieux ou ethniques.

Passons au second groupe de mesures. Les mesures répressives et restrictives que l’on reproche à juste titre à Israël sont des mesures prises dans le cadre de l’occupation militaire d’un territoire étranger (dans le cas de la Cisjordanie, il s’agissait d’un territoire jordanien). Elles ne reposent ni sur des critères ethniques ni sur des critères d’appartenance religieuse (elles s’appliquent indifféremment aux musulmans, aux chrétiens et aux personnes sans affiliation religieuse), mais sur la citoyenneté : les ressortissants des Territoires occupés se voient refuser les droits reconnus aux Arabes musulmans et chrétiens qui jouissent de la citoyenneté israélienne. Les mesures prises par Israël sont certainement discriminatoires ; elles attentent indubitablement aux droits humains des habitants des Territoires occupés. Mais cela suffit-il à en faire des mesures d’apartheid ? Manifestement pas. Il s’agit de mesures prises dans la cadre d’une occupation militaire, donc de mesures qui devraient être transitoires (mais qui s’installent dans la durée et se durcissent en raison des choix politiques d’Israël). Cela n’implique naturellement pas que les mesures concrètes prises par Israël dans le cadre de sa politique d’occupation soient « normales » ou légitimes. Mais il faut distinguer violations systématiques des droits humains et instauration d’un système d’apartheid. On dénoncera plus efficacement les premières en renonçant à tout amalgame avec le second.

Reste à se demander si la politique israélienne vise à assurer la domination d’un groupe de population sur les autres. En l’occurrence, il ne s’agirait naturellement pas d’un groupe ethnique, mais d’un groupe religieux, les personnes reconnues comme juives. Il est indubitable que la Loi du retour confère à toute personne juive, et à celle-là seulement, le droit inconditionnel de s’établir en Israël et de recevoir la citoyenneté de cet État. Mais les droits et obligations de citoyen israélien ne sont pas réservés aux juifs ; les Arabes chrétiens et musulmans d’origine israélienne en jouissent aussi (il y a quelques exceptions, notamment concernant le service militaire, puisque les Arabes israéliens, quelle que soit leur confession, ne sont pas soumis à la conscription obligatoire). Les dispositions légales en vigueur visent certes à préserver le caractère juif de l’État d’Israël ; mais elles ne privent pas les citoyens non juifs de leurs droits civiques et humains ni ne les cantonnent à des territoires qui leur seraient réservés. Elles leur accordent au contraire les mêmes droits fondamentaux et les mêmes droits civiques qu’aux citoyens juifs.

On peut conclure cet examen succinct : la politique israélienne ne saurait être qualifiée de politique d’apartheid, quel que soit l’aspect retenu (discrimination fondée sur des critères ethniques, développement séparé par la création d’États fantoches, domination exclusive d’un groupe sur les autres). Les privilèges accordés aux personnes juives en ce qui concerne l’accès à la citoyenneté israélienne et certains aspects de la législation en matière militaire ne sauraient suffire à infirmer cette conclusion. Avant de s’en offusquer, il faudrait par ailleurs se rappeler la raison d’être de ces règles : assurer aux personnes d’origine juive la protection que seul peut garantir un État. Cette fonction est loin d’être inutile : avant 1948, tous les États arabes abritaient d’importantes minorités juives, établies dans ces territoires depuis des millénaires. À l’exception notoire du Maroc (et dans une moindre mesure de la Syrie sous Assad), elles en ont été expulsées, souvent de façon violente.

 

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