Nabka et exil forcé. Quelques rappels

Guercino: Abraham chasse Agar et Ismaël (Pinacothèque de la Brera, Milan) / Guercino: Abraham chasse Agar et Ismaël (Pinacothèque de la Brera, Milan)
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Guercino: Abraham chasse Agar et Ismaël (Pinacothèque de la Brera, Milan)
Guercino: Abraham chasse Agar et Ismaël (Pinacothèque de la Brera, Milan)

Nabka et exil forcé. Quelques rappels

11 janvier 2024

Entre le 19 et le 28 mai 1948 (l’indépendance d’Israël a été proclamée le 14 mai 1948, le mandat britannique sur la Palestine a pris fin le 15 mai), les troupes jordaniennes conquièrent la partie est de Jérusalem, y compris le quartier juif de la vieille ville. À la suite de cette conquête, les 3000 habitants juifs de la vieille ville sont expulsés par l’armée jordanienne, les synagogues détruites et le Mur des Lamentations, le lieu le plus saint du judaïsme, interdit d’accès aux juifs jusqu’à la reconquête de la vieille ville de Jérusalem en 1967, durant la Guerre des Six Jours. Ces exactions violaient toutes les règles du droit de la guerre et du droit international. Faut-il souligner qu’elles n’obéissaient à aucune nécessité militaire ?

Certes, les organisations paramilitaires juives, puis les troupes régulières de l’État d’Israël ne furent pas en reste. Elles se livrèrent à un « nettoyage ethnique » à grande échelle dans les territoires qui deviendront ceux de l’État d’Israël en 1949. C’est ce nettoyage ethnique que l’on appelle la Nabka. Il est vain, et il serait de mauvaise foi, d’en nier l’existence ou d’en relativiser les dimensions. On relèvera toutefois que ce sont les historiens israéliens qui ont enquêtés sur ces évènements et remis en question le récit reçu à leur sujet, contribuant ainsi à intégrer la mémoire palestinienne dans la mémoire israélienne.

Entre 1948 et 1950, plus de 800’000 juifs ont été expulsés des pays arabes où ils vivaient depuis plusieurs millénaires, davantage donc que les 750'000 Palestiniens qui ont quitté le territoire de l’Etat d’Israël tel qu’il a été défini par la ligne de cessez-le-feu de 1949 (donc sans la Bande de Gaza ou ce qu’on appelait alors la Cisjordanie). Ces réfugiés juifs, expulsés sans aucune raison militaire et en violation éclatante du droit international, n’ont pas été parqués dans des camps de réfugiés, mais intégrés dans l’État d’Israël dont ils sont des citoyens de plein droit. On ne peut que se demander pour quelle raison ce que l’État d’Israël a accompli n’a pas été réalisé par les États arabes dans lesquels les Palestiniens ont trouvé refuge à la même époque. La réponse est simple : en les maintenant dans le statut de réfugiés et en leur refusant l’intégration politique et économique dans les pays qui les accueillaient, les États arabes maintenaient, en toute conscience de cause, une présence délégitimant l’État d’Israël et inscrivaient dans la durée la déstabilisation de la région. Leur but était clair, et parfaitement avoué : aboutir par tous les moyens à la disparition d’Israël.

Les déplacements de population sont hélas une mesure appliquée en cas de conflit depuis la nuit des temps. Pour ne parler que de l’histoire européenne après la Seconde Guerre mondiale, elle a touché les millions d’Allemands habitants les territoires de l’Est, par-delà la ligne Oder-Neisse définissant aujourd’hui encore la frontière entre l’Allemagne et la Pologne. Mais elle a touché aussi les millions de Polonais qui habitaient l’Est de la Pologne définie par le Traité de Versailles, des territoires annexés par l’Union soviétique en 1945. Ils vinrent remplacer les Allemands en Silésie ou en Poméramie. Le même genre d’échange de populations s’est produit entre la Turquie et la Grèce dans les années 1920, à la suite du Traité de Lausanne. On pourrait allonger la liste à perte de vue. Ces transferts de population auraient pu être le germe de conflits sans fin en Europe. Il n’en a heureusement rien été. Pourquoi : parce que toutes les personnes concernées ou presque ont compris qu’il fallait s’arranger avec la réalité et trouver moyen d’organiser un travail de mémoire qui ne soit pas source de conflit mais de réconciliation. Mon vénéré professeur d’histoire à l’Université de Göttingen, Rudolf von Thadden, figure de proue du protestantisme allemand comme son père, y a consacré l’essentiel de sa carrière universitaire et d’une retraite fort active. Il venait d’une famille de hoberaux de Poméramie qui avait été expulsée par les Soviétique à la fin de la Guerre. Il en a conté l’histoire dans un très beau livre dont je ne peux que recommander la lecture à qui s’intéresse à ces questions[1]

Quelle est la différence essentielle entre ces déplacements de population et ce que les Palestiniens continuent à appeler la Nakba ? Tous ces réfugiés ont été intégrés dans les États qui les accueillaient et dont ils partageaient la langue, l’appartenance ethnique et la religion. Cette intégration n’alla pas sans coûts économiques. Pour l’Allemagne d’après-guerre, dont les villes étaient en ruine, il fallut introduire un impôt spécial afin de financer l’intégration, et spécialement le logement, des réfugiés. On parla de « Lastenausgleich ». En réussissant ce tour de force, on priva l’exil de millions d’Allemands de son potentiel explosif. Il se forma certes des groupements de réfugiés qui militèrent pour empêcher la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse comme nouvelle frontière de l’Allemagne. Même si la question resta longtemps formellement ouverte, jamais ces groupements n’eurent un poids suffisant pour remettre sérieusement en cause cette frontière. Elle est entre-temps reconnue de longue date par les traités internationaux auxquels l’Allemagne est partie. Les mouvements de réfugiés ne sont plus guère que des groupements voués à maintenir vivantes les traditions populaires des régions dont ils ont originaires. Ils n’ont aucun poids politique et n’exerce aucune influence dans la politique allemande. On pourrait faire des remarques analogues sur la Pologne ou la Grèce.

Pourquoi rappeler ces éléments ? Parce qu’ils mettent le doigt sur un aspect trop souvent tu dans les discussions autour de la question palestinienne. En maintenant depuis plus de 75 ans les Palestiniens dans des camps de réfugiés, en leur refusant toute intégration sociale, économique et politique, les États arabes ont sciemment nourri la haine d’Israël, cherchant à l’instrumentaliser pour leur politique. Le narratif de la Nakba et le symbole de la clé en sont les signes les plus visibles, les plus audibles. Ils détournent l’attention de l’écrasante responsabilité des gouvernements arabes. Ils taisent l’expulsion des populations juives de tous les États arabes (à l’exception du Maroc, il convient de le relever) et l’intégration réussies de ces populations en Israël, dont la population juive en 1948 était presque exclusivement formée de juifs européens (on rappellera en passant que « juif » s’écrit avec une minuscule lorsque le mot désigne les adeptes de la religion juive ; la majuscule ne s’utilise que pour parler des membres d’une improbable ethnie juive). Ils inscrivent dans la durée, comme une réalité fondatrice de l’identité palestinienne, un événement tragique mais somme toute assez fréquent dans les conflits militaires, dans le but évident de miner la légitimité d’Israël et d’inventer un contre-récit au récit de la Shoah. Il s’agit de faire du peuple palestinien (qui n’existait pas à ce titre avant 1948, il faut le rappeler) un peuple victime d’une catastrophe comparable à l’extermination des juifs européens par les nazis afin de fonder sur cette mémoire de la catastrophe une identité nationale et des prétentions politiques dont la logique inéluctable est la disparition d’Israël.

Aucune Église chrétienne ne peut souscrire à cette construction mémorielle et à ses visées politiques. Toute perspective de paix dans la région passe par une déconstruction des grands récits mémoriels dont la fonction est de perpétuer les conflits et l’hostilité entre les peuples. La Nakba est l’exemple paradigmatique d’un tel récit et des prétentions politiques que l’on prétend en déduire. Toute personne qui s’est un tant soit peu occupée des manuels scolaires utilisés dans les territoires palestiniens et dans la Bande de Gaza (financés par les Nations Unies !) sait ce qu’il en est et pourrait donner moult exemples de l’usage qui est fait de la Nakba pour cimenter la haine du peuple juif dans les consciences palestiniennes. Prier pour la paix en mentionnant la Nakba et en utilisant le symbole de la clé relève de la contradiction dans les termes, pour ne pas dire de la tartufferie. Je suis reconnaissant à l’EERS de demander aux Églises suisses de renoncer à utiliser ces symboles.

 

[1] Rudolf von Thadden, Trieglaff. Eine pomerschen Lebenswelt zwischen Kirche und Politik 1807-1948, Göttingen, Wallstein, 2010. Le livre n’est malheureusement pas traduit en français.

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