«La reconfiguration de l’évangélisme américain est entamée depuis 15 ans»

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«La reconfiguration de l’évangélisme américain est entamée depuis 15 ans»

​​​​​​​Co-auteur du documentaire Les évangéliques à la conquête du monde, actuellement visible sur Arte.tv, le sociologue des religions et enseignant à l’Université de Lausanne Philippe Gonzalez revient sur ce projet né au cours de la présidence Trump, sa réception aujourd’hui et son engagement personnel sur cette question.

Vous êtes interviewé dans ces documentaires, vous êtes aussi crédité comme co-auteur. On y retrouve bon nombre des idées que vous avez développées ces dernières années. Quel a été votre rôle?

Philippe Gonzalez

Philippe Gonzalez: Je suis co-auteur sur l’ensemble de la série. En 2018, j’ai été contacté par la maison de production Artline Films. Le producteur Olivier Mille avait lu mon ouvrage Que ton règne vienne et m’a proposé d’être co-auteur avec le réalisateur pressenti, Thomas Johnson. Ce dernier est une pointure du documentaire français, qui avait travaillé sur la théocratie iranienne, les liens entre droite chrétienne américaine et ultranationalistes religieux en Israël. Il n’était pas spécialiste des évangéliques. Ma connaissance de ce monde et de ses acteurs a permis d’aller droit au but sur les choix des personnes interrogées.

Quel était votre objectif?

P.B.S, une grande chaîne de service public aux États-Unis avait un projet de documentaire sur les rapports entre évangéliques et pouvoir, depuis les années 1940 jusqu’à aujourd’hui. L’enjeu était notamment de parler de l’expansion mondiale de l’évangélisme à travers la figure de Billy Graham, et de l’intrication avec la politique à l’aide de ce personnage intéressant. Il a en effet ouvert la porte à la droite chrétienne sans jamais en faire partie. Nous avons un temps envisagé une co-production, mais finalement, face aux enjeux politiques et aux risques pour son propre financement, P.B.S, qui est une chaîne publique, n’est pas entrée en matière. Nous sommes donc restés sur notre projet initial, avec Arte, en visant un public européen.

Justement pour un public européen qui ne connaît pas ces figures, certains propos tenus peuvent paraître hallucinants. Le prédicateur Robert Jeffress explique que l’islam «est une fausse religion», Paula White (l’aumônière de Donald Trump à la Maison-Blanche) assume totalement sa stratégie d’entrisme en politique. Les interlocuteurs étaient-ils au courant de votre projet?

Oui, ils étaient au courant, ils étaient peut-être mis en confiance par l’évocation de la figure tutélaire de Billy Graham. Mais ces propos pour un public américain n’ont rien de surprenant: j’ai retrouvé ces positions sur nombre de canaux, Robert Jeffress a une chronique sur Fox News, par exemple, et ne se prive pas d’exprimer ses vues opposées à l’islam. Au point que lorsqu’il y a participé à l’inauguration de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, c’est le républicain Mitt Romney, un mormon, qui a contesté sa présence, le taxant de «bigot».

Enfin, pour information, nous avons eu de longues discussions avec Thomas Johnson quant aux propos tenus. Michelle Bachmann nous a par exemple soutenu face caméra que Georges Floyd s’était suicidé, que sa mort n’était pas le fait des policiers. Nous avons décidé de ne pas garder ce passage qui paraîtrait surréaliste, pour un public européen, de la part ces gens qui ont du pouvoir, qui sont influents.

Quelle est la réception de ce documentaire aujourd’hui en Europe?

Nous avons beaucoup de réactions, en Suisse et dans le monde francophone.

Il y a des questions légitimes sur des choix. Par exemple la dimension internationale qui paraît très centrée sur les États-Unis, l’aspect francophone qui pourrait être davantage creusé. C’est vrai, mais toute la réalisation a eu lieu durant la pandémie. On le voit: les églises sont vides, les gens portent des masques… Beaucoup d’interlocuteurs et d’entretiens côté français sont tombés à l’eau ainsi. Pour la Corée du Sud, nous avons dû travailler avec une journaliste sur place, réaliser des tournages en visioconférence au milieu de la nuit!

Une autre réaction fréquente c’est de dire que cette pensée politico-religieuse n’a rien à voir avec l’Europe. Certes, mais certaines de ses conséquences actuelles en Afrique sont inquiétantes. En Suisse, nous avons des centres de formation évangéliques, fréquentés par des théologiens africains qui apprennent ici leurs idées professées là-bas. Et en Suisse, notre système démocratique donne beaucoup de droits aux citoyens, mais un parti politique évangélique ultra minoritaire peut mobiliser la population sur l’islam, et les résultats de ces décisions n’aident pas au pluralisme. Quand bien même seule une petite frange d’un groupe évangélique lui-même minoritaire est politisée, les répercussions sur l’ensemble de la société et des citoyens sont tout sauf anodines.

En Suisse, nous avons des centres de formation évangéliques, fréquentés par des théologiens africains qui apprennent ici leurs idées professées là-bas.

Aujourd’hui, quel est l’impact de cette pensée en Europe?

Le présupposée que les «valeurs judéo-chrétiennes» d’une société seraient mises en danger est partagé par un certain nombre d’acteurs évangéliques qui se sentent proches des catholiques, sur ces valeurs identitaires. Ce positionnement n’a rien d’évident. Il suppose un concept qui permette de penser l’action collective de concert entre acteurs religieux et acteurs politiques. C’est celui de «valeurs judéo-chrétiennes». Au cours de la Seconde Guerre mondiale, ce terme n’aurait pas eu de sens: comment expliquer la Shoah à la lumière d’un tel concept? Celui-ci a été forgé aux États-Unis, après-guerre, pour des raisons politiques, notamment sous l’impulsion des évangéliques, dans un contexte de Guerre froide et de lutte idéologique contre la sécularisation et le communisme.

Votre documentaire fait aussi la part belle à des figures du post-évangélisme, repenties, déconstruites… Shane Claiborne qui lutte notamment contre le port d’armes, la petite-fille de Billy Graham, le fils du leader antiavortement Frank Schaeffer qui est totalement revenu de ce mouvement, Rob Schenck qui dirige l’institut Dietrich Bonheffer et qui fait volontiers des analogies entre fascisme et trumpisme…

La reconfiguration de l’évangélisme américain est entamée depuis 15 ans, pour des raisons tant théologiques que politiques. La présidence Trump l’a précipitée et a ouvert des clivages forts, des débats significatifs dans des espaces importants sur la question de savoir ce qu’est l’évangélisme. Comme on le voit dans le film, une organisation comme Evangelicals for social action s’est rebaptisée Christians for social action. Son fondateur, Ron Sider, a lancé la pétition «Evangelicals for Biden» avec la petite-fille de Billy Graham. Si ces personnes sont conservatrices sur la question de l’avortement, ils refusent d’en faire le seul critère de choix politique des candidats, par exemple à la présidence. Ou de mêler religieux et politique. Il y a 40 ans, les évangéliques se voyaient comme les responsables d’une mission claire: sauver la civilisation. Ils se sont politisés dans ce but. Cette politisation est allée si loin, que pour certains, être évangélique signifie être trumpiste, la confusion s’est installée. Aujourd’hui, cette même politisation entraîne des évangéliques sincères à prendre leurs distances avec ce mouvement.

Vous êtes impliqué depuis des années sur ces sujets. Quels éléments biographiques motivent votre grand intérêt pour le fondamentalisme évangélique?

J’ai traversé les milieux évangéliques dans mon adolescence, jusqu’à mon âge adulte avec un fort engagement ecclésial. Je suis passé ensuite par une profonde phase de déconstruction. Un élément important a été mes études en sciences sociales et en théologie. J’ai été marqué par des livres éclairants et solides, d’historiens et de chercheurs américains, passé justement par le même parcours que moi. Enfin, mes enquêtes de terrain m’ont permis d’approfondir ce travail et mon regard.

Je viens d’une tradition anabaptiste, mennonite. Je trouve intéressant que l’idée de tolérance religieuse, de séparation de l’État et de la religion, soit née de cette minorité protestante, stigmatisée par des protestants, et des catholiques. Ce concept de séparation permet à une société de gérer son caractère pluriel. S’il y a une prise de position normative dans ce documentaire, elle consiste à dire aux évangéliques: vous êtes traversés par des tendances hégémoniques, mais avez aussi au sein de votre tradition une histoire de respect des minorités, souvent oubliée, ignorée, édulcorée… Cette tradition vaut la peine d’être redécouverte.

L’expansion d’une idéologie conservatrice

En trois volets, l’enquête documentaire de Thomas Johnson revient sur l’histoire de l’évangélisme aux États-Unis et son expansion rapide à travers le monde. Un rapide rappel historique situe les origines protestantes, européennes de l’évangélisme. Sans s’attarder sur les différents mouvements de réveil, ni le début du XXe siècle, les auteurs nous emmènent après-guerre, à la découverte de l’entrepreneur central de l’évangélisme moderne: Billy Graham (1918-2018). Orateur hors pair, incarnation du family man, c’est lui qui le premier, sur fond de Guerre froide, exporte l’idée d’une civilisation chrétienne en péril. Stupéfiantes images des rassemblements monstres qu’il suscite dans les années 1950 en Corée, à Paris ou en Grande-Bretagne, et le fameux congrès de Lausanne en 1974 qui marque l’expansion du mouvement. Graham ouvre la porte à l’influence des religieux en politique, avant de se récuser. L’ambiguïté de cette figure fondatrice interpelle… sa discrétion sur le mouvement des droits civiques emmené par Martin Luther King aussi. Le nœud du second épisode réside dans la question de l’avortement et de la famille, devenus centraux dans le milieu évangélique au cours des années 1980. Le mouvement religieux achève sa transformation en mouvement politique, se dote de campus, de chaînes de télévision — la question du financement de ces ambitions peu évoquée, mériterait un documentaire en soi. Viser la conquête politique pour achever des objectifs religieux est ouvertement assumé. «C’est la Bible!», résume Michelle Bachmann, égérie du Tea-Party, et ex-candidate à la présidence des États-Unis en 2012. Enfin, le troisième épisode se centre sur la présidence Trump, le clivage qu’elle génère au sein des évangéliques, ses conséquences internationales (l’essor de Jaïr Bolsonaro au Brésil, la politique américaine à l’égard d’Israël). Si plusieurs figures de «repentis» sont apparues durant les épisodes précédents, ici ce sont des organisations entières qui rejettent le nom d’évangélique. Et la petite-fille de Billy Graham elle-même qui se désolidarise de Donald Trump. Tandis que des lois ultraconservatrices sont votées, sous l’influence d’un mouvement désormais ancré dans la société américaine.

C.A

Documentaire "Les évangéliques à la conquête du monde"

Les évangéliques à la conquête du monde, documentaire de Thomas Johnson et Philippe Gonzalez, (1/3) La grande croisade, (2/3) Les évangéliques au pouvoir, (3/3) Dieu au-dessus de tout

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