«Je suis ivre de ce que je ne connais pas»

Statue de Marguerite Porete au béguinage de Valenciennes / ©DR
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Statue de Marguerite Porete au béguinage de Valenciennes
©DR

«Je suis ivre de ce que je ne connais pas»

Communauté
Se reposer en paix en Dieu, sans autre vouloir que l’amour: voilà le désir étourdissant de la béguine médiévale Marguerite Porete.
Je suis ivre non pas de ce que je connais, je suis ivre de tout ce que je ne connais pas.
Ce que je connais est fini, ce que je ne connais pas demeure infini.
Marguerite Porete, Le Miroir des âmes simples et anéanties (XIIIe siècle)

«Libre et folle d’amour»: telle est Marguerite Porete (ou Porette). En 1310, cette béguine de Valenciennes, dans le nord de la France, est brûlée vive à Paris, avec son livre, Le Miroir des âmes simples et anéanties. Cela n’empêche pas l’ouvrage d’être recopié et de circuler par toute l’Europe au cours des siècles suivants.

Celle qui l’a rédigé est une âme mystique. Elle «se nourrissait non de la paille des églises, mais du grain même de la vie», commente l’autrice Charlotte Jousseaume. Comme les béguines de son temps, Marguerite vivait avec d’autres femmes dans une vie fraternelle, en dehors des cadres rigides de l’Eglise, pour développer sa vie spirituelle dans une veine mystique.

Et sa recherche vise l’infini. Un infini dont elle dit s’enivrer, dans la mesure où elle n’en connaît que les balbutiements. C’est dans son Miroir des âmes simples et anéanties, qui est le plus ancien texte mystique connu en langue française, que Marguerite sonde le mystère de l’amour divin. Pour s’y enfouir, l’âme parcourt, par des étapes d’« anéantissement», le chemin de son unité avec Dieu.

Le génie de Marguerite Porete, écrit le psychanalyse et philosophe Luc Richir, «fut d’appliquer l’esprit de l’érotique courtoise au domaine de la spiritualité. Transfert réussi dès lors que le rapport entre l’âme et Dieu repose sur le ‹pur amour› et non sur l’obéissance aux vertus. Or l’amour ne désire rien sinon l’effacement, l’anéantissement de la volonté de l’âme au profit du vouloir divin». Et à cet anéantissement devant l’infini, l’âme répond par un vouloir infini: le «rien-vouloir».

Au terme de ce parcours, Marguerite écrit: «Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon oeuvre, c’est toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en lui, sans moi, et toute libérée; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté.» C’est l’amour, alors, qui «oeuvre en elle sans elle».

De telles propositions sont condamnées par les autorités de l’Eglise, conduisant leur autrice au bûcher. «Elle était tellement brûlée par l’Esprit qu’il ne fallait plus que brûler son corps», observe la spécialiste Rita Fenendael, de l’Université de Louvain. Mais cette recherche d’absolu survivra: on la retrouve dans les écrits d’autres auteurs mystiques médiévaux, comme Maître Eckhart.

Ni nonnes ni épouses

Le mouvement des béguines, c’est une des expériences religieuses les plus novatrices de l’Occident médiéval.

A une époque où l’horizon des femmes est restreint, entre vie maritale ou vie religieuse, les béguines refusent cette alternative. Ni épouses ni moniales, elles inventent un état intermédiaire où elles se trouvent libres de la tutelle des hommes. Libres de prier, de travailler. Libres de ne pas prononcer de voeux – même si elles restent chastes.

Ces femmes se regroupent en communautés dès la fin du XIIe siècle, dans l’actuelle Belgique. Les béguinages, où elles vivaient à la fois la prière et l’engagement social, mais à distance de l’institution ecclésiale, formaient des ensembles architecturaux entourés d’une enceinte, mais dont les portes étaient ouvertes sur le monde extérieur.