23 août 2017

«Il y a une compétition entre les différents visiteurs sur les lieux de mémoire»

Entre le touriste en short et le vendeur de glaces, quelle place donner à la commémoration dans les mémoriaux modernes? La chercheuse Brigitte Sion pose un regard critique sur l’évolution de ces lieux de pèlerinage.
Brigitte Sion
Portrait d'une experte en pratiques mémorielles

Brigitte Sion © Sebastien BrochotBrigitte Sion a obtenu un doctorat à l’Université de New York en étudiant le Mémorial de la Shoah à Berlin et le Monument pour les Disparus de la dictature militaire à Buenos Aires. Spécialiste des lieux de mémoire, des musées historiques et des pratiques commémoratives, elle travaille comme consultante indépendante pour différentes fondations, musées et institutions culturelles. Elle est vice-présidente du conseil scientifique de la Maison d’Izieu – Mémorial des Enfants exterminés et membre du conseil scientifique du Mémorial du Camp de Rivesaltes.

Experte en pratiques mémorielles, Brigitte Sion s’intéresse tout particulièrement à la manière de commémorer collectivement les grandes tragédies, telles que la Shoah, les «disparus» argentins ou le génocide cambodgien. Si le mémorial sert initialement à se souvenir, il remplit aussi des missions pédagogique, politique ou encore touristique.

Comment définir un mémorial?

Brigitte Sion: On a trop souvent l’idée que c’est un monument. Un mémorial peut être une construction en trois dimensions, mais également un chant, une prière, un texte, une date ou un festival. C’est moins son essence qui importe que sa fonction. Un mémorial permet avant tout de se souvenir d’un événement. Il ne s’agit pas nécessairement de commémorer une tragédie, cela peut être un jour heureux comme une victoire ou l’indépendance acquise.

A quoi sert un mémorial?

Les mémoriaux commémorent un événement du passé. Ils ont été conçus, à l’origine, pour les personnes qui avaient vécu l’événement en question. Il y avait donc le rituel, qui existe encore, de se réunir à une date particulière et d’exprimer son souvenir par un dépôt de gerbe, de bougies, ou par le discours d’une personnalité. En France par exemple, après la Première Guerre mondiale, chaque village a érigé un monument à ses soldats morts avec les noms gravés dans la pierre, qui sont rappelés chaque année.

Qu’est-ce qui a changé après la Seconde Guerre mondiale?

La Shoah inaugure deux grandes ruptures: Le nombre de morts civils, assassinés «pour le seul crime d’être né», comme disait André Frossard, pose un nouveau problème de commémoration. Ensuite, on n’a pas tous les noms ni les dates de décès des victimes, qui sont, pour la plupart, mortes déportées loin de chez elles. De plus, les traces du crime ont souvent été effacées: chambres à gaz, crématoires, fosses communes dans des forêts… Dans ces conditions, la fonction du mémorial est cruciale: quand on n’a pas de corps de victimes, pas de restes identifiables, les rituels funéraires ne peuvent s’accomplir, le deuil est toujours marqué par l’incertitude et la commémoration devient plutôt collective qu’individuelle. Le mémorial prend une dimension supplémentaire en se substituant au cimetière et en devenant un lieu de deuil, de pèlerinage et de souvenir.

Il faut aujourd’hui qu’un lieu de mémoire soit économiquement viable
Brigitte Sion

Mais aujourd’hui, les mémoriaux remplissent plusieurs fonctions…

En effet, les mémoriaux doivent remplir toute sorte de missions qui vont au-delà de la question de la mémoire. Ils ont une fonction pédagogique indéniable: près de la moitié des visiteurs sont des écoliers. Artistique, le mémorial doit non seulement s’intégrer au paysage urbain, mais avoir été réalisé par un grand architecte. En général, c’est également un testament politique. Même si l’idée vient souvent de la société civile, elle est ensuite récupérée par une personnalité politique ou un gouvernement. La dimension économique du mémorial doit aussi être prise en compte, car on demande aujourd'hui aux lieux de mémoire d'être économiquement viable. Il faut donc lever des fonds pour sa réalisation et réfléchir à des sources de revenus. Dans cette optique la dimension touristique joue un rôle crucial. Avant même de commencer à bâtir le mémorial, il est important de penser à son environnement urbain: l’emplacement pour les cars, les parkings, les toilettes, mais aussi la gestion des flux de visiteurs, la sécurité, etc.

Les mémoriaux deviennent des lieux touristiques, est-ce dérangeant?

Ce qui pose problème quand on prend un mémorial moderne et à grande échelle, comme le Mémorial de la Shoah à Berlin, c’est que pour certains, il s’agit d’un lieu de pèlerinage, une manière de se souvenir des morts, parce qu’on n’a pas d’autre endroit où aller. A côté de cela, il faut gérer le car d’écoliers qui débarquent, et qui n’ont aucune envie d’être là. Il y a aussi le touriste en short et sandales qui admire l’œuvre de l’architecte Peter Eisenman avant de poursuivre sa visite de la ville au parc du Tiergarten. S’ajoute à ces différents visiteurs le vendeur de saucisses, de t-shirts et de glaces qui estime qu’il pourrait augmenter son chiffre d’affaires en se plaçant aux abords du site. Et les choses se compliquent encore quand on pense aux résidents qui n’ont pas demandé à avoir un mémorial sous leur balcon et qui subissent l’ensemble de cette circulation. Il y a donc une forme de compétition entre les différents «acteurs» présents sur un lieu chargé d’histoire.   

Faudrait-il signifier à qui sont destinés ces lieux et imposer des règles de comportements?

Le mémorial de Berlin est ouvert à tous. Peter Eisenman ne voulait pas imposer de règles. Il a quand même dû accepter de mettre aux quatre coins du mémorial quelques règles de comportement qui ont été modifiées par la suite, car le texte de départ était terriblement mal choisi. Par exemple, il était interdit de faire des grillades. L’association entre grillades et Shoah n’est vraiment pas heureuse.

Que peut-on faire sur un lieu de mémoire ? Est-il indécent de se balader en short et faire des selfies?

Cela dépend des lieux. A Phnom Penh, au Cambodge, on est sur un charnier, il y a des restes humains, tout comme à Auschwitz. Des personnes y ont été torturées et y sont mortes. Le mémorial de Berlin, en revanche, n’est pas le lieu du crime. Je crois qu’il y a aujourd’hui une grande ignorance et les gens sont davantage désinhibés. On respecte beaucoup moins les règles, même élémentaires de décence. On ne se rend même plus compte que la première chose qu’on fait quand on arrive dans un endroit, c’est de se recoiffer, réajuster ses lunettes de soleil et diffuser son selfie sur les réseaux sociaux, même si le lieu à l’arrière-plan est complètement inapproprié. Il y a une dissonance totale entre le sourire, le bien-être affiché, le côté cool et le fait d’être assis dans un endroit où des milliers de gens sont morts.

Ces lieux constituent des photographies de la santé mémorielle de la société à une époque donnée.
Brigitte Sion

La mémoire s’inscrit dans une temporalité, est-ce que la construction de mémoriaux vient figer cette mémoire?

Je pense que ces lieux constituent des photographies de la santé mémorielle de la société à une époque donnée. Le développement de lieux de mémoire au Cambodge ou en Argentine montre que ces sociétés ont mûri politiquement et qu’elles se confrontent à leur passé. A New York, le Mémorial du 11 septembre est un lieu ouvert et public, mais le musée est une forteresse ultra-sécurisée, en sous-sol, qui reflète aussi une attitude de repli sur soi et de peur.

Quel est l’avenir de ces lieux de mémoire?

Il y en a beaucoup qui vont se maintenir encore longtemps, mais il faut qu’ils sachent s’adapter à la demande du public et garder une ligne très claire sur leur mission en utilisant des techniques plus modernes pour la remplir. Actuellement à Auschwitz, les touristes chinois sont très représentés. Il faut donc adapter le discours et encadrer des personnes qui n’ont vraiment aucun lien avec la Shoah. D’autres lieux vont inévitablement disparaître, soit rongés par le temps et les intempéries, soit parce qu’ils n’ont pas de mission pédagogique, qu’ils manquent de financement ou de personnel pour les maintenir ouverts.

Simulation de l'horreur

Les lieux de mémoire n’échappent pas à une certaine «disneyfication»: en Lettonie, l’hôtel-prison Karosta propose à ses hôtes de dormir dans une cellule, de se faire servir un repas de prisonnier et de se faire traiter comme tel par les garde-chiourmes qui glapissent des ordres et menacent du bâton. Au Viet Nam, les touristes ont la possibilité de ramper sur les coudes dans des tunnels de Cu-Chi qui servait de passage secret aux Viêt-Cong pendant la guerre. «Jusqu’à quel point doit-on être dans la simulation théâtrale pour comprendre les événements», s’interroge la spécialiste. «De toute façon, on ne pourra jamais ressentir la peur, la faim ou la douleur d’un Juif dans un ghetto ou d’un Cambodgien dans une rizière.»

Un tournant dans l'architecture mémorielle

Selon Brigitte Sion, la construction du Mémorial des anciens combattants du Viet Nam à Washington, dessiné par Maya Lin et inauguré en 1984, marque un tournant dans l’architecture mémorielle. «Les Etats-Unis ont dû commémorer une guerre qu'ils n’ont pas gagnée et qui leur a fait perdre 58'000 soldats. Pour la première fois, ce n’est pas un monument phallique de victoire, mais un monument qui s’enfonce un peu sous la terre et exige de marcher lentement, dans la contemplation, devant les 58'000 noms gravés dans le marbre. C’est puissant, puissamment triste. On est plus en station immobile devant une plaque commémorative. On doit s’engager de tout son corps, voir et toucher la monstruosité de cette guerre stupide».

Utilisation multiple

Outre les multiples fonctions que remplit un mémorial, il y a une part d’imprévisible. «Par exemple, le Mémorial de la Shoah à Berlin est un lieu idéal pour jouer à cache-cache, mais aussi pour des rencontres romantiques une fois la nuit tombée. On le retrouve aussi comme arrière-fond pour des publicités. J’ai même un CD de jazz avec le mémorial en couverture. Aucun lien pourtant avec le contenu du disque. Question de graphisme, sans doute…», raconte Brigitte Sion.