« Postuler les abus en matière d’asile, c’est bloquer tout bon fonctionnement de la procédure»

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« Postuler les abus en matière d’asile, c’est bloquer tout bon fonctionnement de la procédure»

21 septembre 2006
Dans un livre qui vient de paraître , l’avocat et membre de SOS-Asile Vaud Christophe Tafelmacher critique la logique à la base des nouvelles lois sur l’asile et les étrangers, qui postule la mauvaise foi des requérants
Une approche contraire au principe ancré à l’art. 3 du Code civil. Vous militez depuis plus de vingt ans au sein de SOS-Asile Vaud. Parlait-on déjà à l’époque des abus du droit d’asile, argument qui a motivé l’actuelle révision des lois sur l’asile et les étrangers ?

« A l’époque, on parlait plutôt de faux réfugiés ou de réfugiés économiques. Si l’idée était un peu la même, le concept d’abus est plus intéressant car il recouvre quelque chose qui gêne tout le monde : on ne peut se déclarer en faveur des abus. Même des œuvres d’entraide comme l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés parlent aujourd’hui d’un « combat disproportionné contre les abus », admettant donc l’idée qu’il en existe. Je conteste cette approche pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle est contraire au principe de la bonne foi, ancré à l’art. 3 du code civil mais qui vaut pour l’ensemble de notre système juridique. La bonne foi, dit la loi, est présumée. Or ici, on postule d’emblée l’existence d’abus et de tricheurs. Cette approche est dangereuse, car elle bloque tout bon fonctionnement de la procédure d’asile. Une des personnes que j’ai défendues avait produit un acte de naissance comme document d’identité, mais sans photo. L’office fédéral des migrations exigea alors un test de langue, et parvint à la conclusion que cette personne ne venait pas du pays dont elle se disait originaire, mais du pays voisin. En dépit des contestations de l’intéressé, qui affirmait avoir été élevé dans une zone frontière, l’autorité fédérale a maintenu son point de vue. Elle s’est alors trouvée dans l’impossibilité d’exécuter le renvoi, car le pays voisin n’a pas reconnu le requérant comme son ressortissant. Postuler les abus en matière d’asile, c’est aussi rendre les retours plus difficiles. En partant de l’idée que les gens sont de mauvaise foi, l’autorité prend le risque de se retrouver dans des situations inextricables».

Vous combattez l’idée que le rejet des demandes d’asile correspond, en gros, au taux des abus, car ce serait nier la possibilité d’une erreur de l’administration. Avez-vous des exemples concrets illustrant de telles erreurs ?

« Un homme avait été frappé en 2001 d’une décision de non-entrée en matière, parce qu’il venait d’Inde, figurant sur la liste des pays sûrs. A l’époque, ces personnes n’étaient pas mises à la rue et disposaient d’un délai de recours de 30 jours. Cela nous a permis de disposer d’un rapport médical, attestant que cet homme avait subi des tortures. La commission de recours a alors renvoyé le dossier à l’office fédéral qui, en 2004, lui a accordé l’asile. Il faut bien voir qu’un tel revirement ne serait plus possible avec la nouvelle loi sur l’asile. Elle prévoit, à son art. 108 II, un délai de recours limité à cinq jours pour les décisions de non-entrée en matière. Or ce type d’examens médicaux nécessite plusieurs séances, donc nous n’aurions plus le temps de recueillir ces éléments. Dans un autre cas, ce n’est que sous la pression médiatique qu’une femme bosniaque, qui avait varié dans ses déclarations quant au nombre de participants serbes à un viol collectif, a obtenu finalement l’asile. Elle disposait cependant d’un certificat médical attestant d’un stress post-traumatique, mais l’autorité n’en avait tout d’abord pas tenu compte. »

L’apparition dès les années 1990 de clauses de non-entrée en matière résulte aussi de la volonté d’éviter les abus, puisque ne sont écartées que les demandes jugées manifestement infondées. Le droit de ces personnes à l’aide d’urgence ne brouille-t-il pas le message puisque, comme l’affirmait le collaborateur d’une œuvre d’entraide, il est schizophrène d’aider une personne qui ne devrait plus être là ?

« Cette contradiction entre aide d’urgence et ordre de départ devrait conduire à interroger le bien-fondé de l’ordre de départ. Depuis la fin des années 1980 sont prononcés des quantités d’ordres que l’autorité ne parvient pas à exécuter, soit parce que les gens disparaissent dans la nature, soit parce que la situation dans le pays est tendue comme en Ethiopie, soit parce que le pays refuse de reprendre des personnes qui risquent d’être à sa charge comme en Erythrée. Il y aura toujours des gens qui refusent d’exécuter certaines décisions, mais si la décision est juste, la majorité accepte de s’y plier. En 1991, au moment de la fin de la guerre au Liban, des centaines de demandes d’asile ont été rejetées car les motifs invoqués n’étaient plus actuels. Nous avons fait une permanence pour l’expliquer et les gens ont accepté de rentrer, car la décision n’était pas déconnectée de la réalité. Aujourd’hui, si l’on avait une vraie aide à la reconstruction du pays en Erythrée, peut-être que des retours seraient possibles. »

Ces constats vous incitent-ils à dire que la loi sur l’asile doit être révisée ?

« Oui, mais en inversant l’approche. Il faut entrer dans une vision où l’on se met à l’écoute des besoins sociaux des gens. Depuis vingt ans, dans le domaine de l’asile, je compte sur les doigts de la main les dossiers de gens qui m’ont contacté et qui n’avaient aucun besoin de protection ou dont les besoins étaient strictement économiques. Plutôt que d’une logique policière, la politique d’asile nécessite une vision relevant des droits humains et devrait relever du Département des affaires étrangères. »

Christophe Tafelmacher et alii, La politique suisse d’asile à la dérive : chasse aux « abus » et démantèlement des droits, SOS-Asile Vaud et Editions d’en bas, 2006