Mohamed Sahnoun, conseiller spécial du Secrétaire général de l'ONU: "Guérir les blessures de la mémoire pour pouvoir faire la paix"

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Mohamed Sahnoun, conseiller spécial du Secrétaire général de l'ONU: "Guérir les blessures de la mémoire pour pouvoir faire la paix"

26 mars 2007
50 ans après, Mohamed Sahnoun a décidé de témoigner des tortures subies en Algérie en 1957
Ce haut diplomate algérien, ancien conseiller spécial de Kofi Annan aux Nations Unies, a passé sa vie à tenter de réconcilier peuples et clans ennemis en Afrique, à instaurer le dialogue entre nations et factions en guerre. Récemment appelé à la présidence de l’association Initiatives et Changement, il vient de signer un roman, « Mémoire blessée – Algérie 1957 », dans lequel il révèle comment, jeune militant pour l’indépendance de son pays, il fut emprisonné avec d'autres camarades et soumis à des sévices. La solidarité d’hommes et de femmes courageux les ont sauvés. Depuis il plaide sans relâche pour la solidarité entre les êtres humains et rêve de faire de Caux le Davos de la paix. Rencontre.Mohamed Sahnoun a attendu 50 ans pour raconter comment, avec d'autres Algériens, il a été arrêté, détenu et torturé par les militaires français lors de l’escalade répressive qui suivit l’insurrection algéroise de 1954, et comment il fut tiré de là par des femmes et des hommes de nationalité et de religion différentes, qui n'hésitèrent pas à mettre leur vie en péril. Avec l’élégance et la modestie qui le caractérise, ce diplomate reconnaît avoir écrit une partie de son témoignage il y a fort longtemps, à l’intention de ses amis.

Ce sont les cas récents de tortures dans le camp d’Abou Graïb qui m'ont décidé à témoigner aujourd’hui. En tant que médiateur des Nations Unies, envoyé sur le terrain pour tenter de mettre fin à plusieurs conflits, notamment en Ethiopie en en Erythrée, j’ai été confronté à des situations pénibles et des atrocités commises par des seigneurs de la guerre et par les pouvoirs en place. Je sais le besoin de solidarité dont les victimes ont besoin. Pourquoi avoir choisi de donner à votre témoignage la forme d’un roman à la troisième personne du singulier ?Pour avoir plus de chance d’être lu et surtout parce que ce ne sont pas mes propres souffrances qu’il faut mettre en évidence, mais bien la solidarité des gens qui m’ont aidé.Vous êtes co-directeur de la Commission sur l’intervention et la souveraineté, à ce titre, vous avez participé à la rédaction du dossier sur « la responsabilité de protéger » qui vient d’être accepté par L’assemblée générale de l’ONU, après avoir été longuement débattu. Qu’entend-on par « la responsabilité de protéger » ? Les Etats sont souverains. Or la souveraineté veut dire la responsabilité de chaque gouvernement de protéger sa population. Quand un gouvernement ne peut ou ne veut pas le faire, c’est le devoir de la communauté internationale d’intervenir, mais dans le seul but de protéger les populations et en aucun cas pour servir d’autres intérêts sous des alibis ambigus ou fallacieux. Le débat fut difficile et a abouti à un consensus.

La solidarité, la compréhension, l’amitié qu’on m’a témoignées dans ma vie, m’ont empêché de devenir pessimiste. J’ai été le témoin, dans mon travail de médiateur, de la solidarité active des ONG sur le terrain. Je me souviens de la visite de solidarité que Mary Robinson, qui était alors présidente de la République d’Irlande, nous a faite à Mogadiscio, en 1992, en plein conflit. J’y étais représentant spécial de l’ONU. Elle est restée 48 heures dans la brousse somalienne avec nous, bravant les dangers. J’en ai eu les larmes aux yeux. On ne peut pas être pessimiste face à ces gestes de solidarité. J’ai une sorte de conscience mystique. Il y a en chaque humain un potentiel d’amour que nous pouvons libérer. Il y a quelque chose en l’être humain qui est beau, mais qui est souvent étouffé à cause d’une mémoire blessée qui se transmet souvent de génération en génération. Il faut apprendre aux gens à rétablir un dialogue, quand bien même il semble impossible. Je me souviens d’une initiative du gouvernement de la Norvège qui avait invité des chefs d’Eglise éthiopiens et érythréens dans une demeure norvégienne, isolée de tout. Chacun se regardait comme chien et chat, même les gens de la même Eglise, chacun étant d’abord nationaliste. Le travail des médiateurs, dont j’étais, a été d’amener les parties en conflit à prendre le temps de s’écouter, de se parler sans s’énerver, de voir pourquoi on voit le problème différemment de l’autre, pourquoi on perpétue d’anciens réflexes.Les conflits d’aujourd’hui sont-ils essentiellement liés aux anciennes blessures infligées par le colonialisme en Afrique et aux frontières dessinées de façon artificielles ? Oui, mais pas forcément. Aujourd’hui c’est l’insécurité, due à la misère, qui déstabilisent les sociétés. Voyez l’Erythrée, la Somalie et l’Ethiopie, ces pays ont perdu à peu près 80% de leur végétation en moins d’un siècle. La dégradation de l’environnement prive les cultivateurs de terres, les éleveurs de fourrage pour les bêtes, les villageois d’eau. Les populations sont contraintes de se déplacer vers des points d’eau. On assiste à d’immenses mouvements migratoires qui réveillent de vieilles animosités. Comment aider ces pays menacés par la désertification, la misère et la guerre ? Vous vous rendez compte : on dépense mille milliards de dollars pour la défense militaire dans le monde, la moitié étant dépensée par les Etats-Unis, alors qu’on dépense moins de cent milliards de dollars pour l’aide au développement et l’assistance humanitaire. Tant qu’on n’aide pas les pays en conflit à retrouver la sécurité, les factions, les clans, les tribus continueront à invoquer d’anciennes querelles. C’est mon cauchemar. Tant qu’on n’aide pas ces pays à se sentir en sécurité sur tous les plans, le cauchemar continuera.« Mémoire blessée, Algérie, 1957 », Mohamed Sahnoun, Presses de la Renaissance.