Rencontre avec Jean Hatzfeld, témoin de l'impossible réconciliation entre victimes et bourreaux au Rwanda
15 octobre 2007
Le journaliste et écrivain Jean Hatzfeld s'est pris de passion pour le pays des mille collines
Il vient de présenter son troisième récit sur sa longue exploration de la tragédie rwandaise. « La stratégie des antilopes » parle de l'impossible réconciliation des victimes et des bourreaux après le génocide de 1994 au Rwanda. Rencontre.Qu’est-ce qui vous a incité à écrire ce troisième livre sur le génocide rwandais, après avoir recueilli la parole des victimes dans « Le nu de la vie », puis celle des bourreaux dans « Une saison de machettes » ?Confronté au génocide rwandais, j'ai ressenti cette sensation vertigineuse de m'approcher du gouffre. Ces marais du Nyamata, [la région où l'auteur a vécu 2 ans, installé dans un village entouré de marais] je peux passer des heures et des heures à les regarder. Ces gens, je peux passer des heures et des heures à les écouter. Dans un silence vertigineux, car les rescapés n'arrivent plus à se parler entre eux. Ils vivent ensemble, sans être ensemble. Ma motivation est de faire entrer le lecteur dans leur univers génocidaire par l'écriture, hors de la démarche journalistique qui a échoué collectivement au Rwanda. Il faut la littérature pour affronter les questions sur la peur, la trahison de la vie, la destruction de la mémoire. Pour ce long travail, j'ai énormément lu ce qui s'est écrit sur la Shoa. La haine entre Hutus et Tutsis ne suffit pas à expliquer une telle extermination, cette idée de gens ordinaires, comme vous et moi, de vouloir tuer jusqu'au dernier des 58’000 Tutsis de Nyamata.Selon l'ONU, en 1994, le génocide des Tutsis et des Hutus modérés a fait au total 800 000 victimes. Il y a autre chose que la peur et la haine à l'origine de ce passage à une barbarie insupportable pour tout le monde, de cette humiliation qui a animalisé des humains, les plongeant dans une situation dantesque. On ne peut pas expliquer ce mécanisme d'extermination, il est irrationnel. Une question en pose une autre et on n'en finit jamais, comme une histoire sans fin. C'est peut-être cette incompréhension démesurée qui me maintient en état d'écrire.Les rescapés se sont-ils sentis abandonnés par Dieu?Les acteurs du drame confient leurs moments de doute à un moment donné, leur sentiment d'avoir été abandonné par leur âme. Mais la vie sans Dieu est quelque chose d'inimaginable pour eux. Le philosophe italien Primo Levi - qui a écrit qu'Auschwitz est la preuve de la non-existence de Dieu - ne peut être entendu en Afrique, m'a confié Innocent, le Tutsi. Beaucoup ont souffert d'avoir vécu dans les marais, sans foi, d'avoir été capables de nier Dieu comme des animaux.La justice est-elle impossible?La justice aujourd'hui est très difficile à rendre. Dans le cas d'un génocide, elle vole en éclat ! Tout comme l'Eglise rwandaise a, elle aussi, volé en éclat !Le Rwanda est l'un des pays les plus christianisé d'Afrique avec près de 80% de chrétiens. Je suis réservé face au tribunal international. Arusha [siège en Tanzanie du tribunal pénal international pour le Rwanda] est très loin du Rwanda. Imaginons Maurice Papon jugé en Nouvelle Zélande ! Non ! Un tribunal international est une structure faite par les Occidentaux, pour les Occidentaux."Que signifie votre titre, « Stratégie des antilopes » ?La stratégie des antilopes dans la brousse africaine consiste à ne jamais rester groupé et à s'enfuir dans toutes les directions quand surgit un prédateur. Pendant le génocide, c'est ce que faisaient les Tutsis quand surgissait un Hutu, machette levée pour "couper" - c'est leur expression - l'adversaire. Aujourd'hui, c'est ce que la plupart des rescapés continuent à faire quand un Hutu s'approche, tête baissée, pour renouer le contact."