Des aumôniers français parlent enfin des grands criminels nazis qu'ils ont accompagnés à la prison de Spandau

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Des aumôniers français parlent enfin des grands criminels nazis qu'ils ont accompagnés à la prison de Spandau

20 octobre 2008
De 1947 à 1987, douze aumôniers français ont accompagné les criminels nazis, dont Rudolf Hess, secrétaire d’Hitler, et Albert Speer, ministre de l’Armement, à la prison de Spandau à Berlin
Partagés entre le sentiment que les condamnés devaient payer pour les atrocités nazies et l’indignation face à la vie carcérale humiliante qu’on leur faisait subir, ces pasteurs ont apporté un soutien aux prisonniers. Une journaliste a retrouvé les pasteurs survivants et recueilli leur témoignage. Bien que très âgés, ils se sont souvenus du mépris et de l’indifférence des uns, des obsessions et du déni des autres, mais aussi des liens d’amitiés qu'ils ont parfois tissés au fil des ans. Laure Joanin-Llobet révèle des documents inédits et lève le voile sur un pan méconnu de l’histoire. Son ouvrage est aussi une étonnante, voire dérangeante exploration des paradoxes de la nature humaine.« Le tribunal de Nuremberg n’ayant pas condamné Albert Speer à mort, n’était-ce pas une façon de reconnaître qu’il n’avait tué personne ? Peut-on donc reprocher à Albert Speer, de n’être jamais parvenu à reconnaître le rôle qu’il avait eu dans l’Allemagne nazie ?». A la question volontairement provocatrice de la journaliste Laure Joanin-Llobet, auteur du livre « Les 7 de Spandau »*, le pasteur Bertrand de Luze, ancien aumônier de la prison berlinoise, sort littéralement de ses gongs malgré son grand âge. « Tué personne ? Mais sa responsabilité est totale et terrible ! réplique-t-il. C’est certainement l’un des hommes les plus coupables qui soient. Il était l’un des plus grands responsables de ce qui s’est passé dans les camps ! C’est lui qui était techniquement responsables des trains qui amenaient les Juifs dans les camps, techniquement responsable des chambres à gaz ! Il m’a confié qu’il n’était pas au courant, je n’y crois pas. Il ne pouvait pas ne pas savoir. Moi-même, très tôt pendant la guerre, alors que j’étais dans mon maquis (dans le Vercors, ndlr.), j’ai su ce qui se passait pour les Juifs. Alors lui ! Grâce à Speer, ministre de l’armement, la guerre a duré deux ans de plus ».

Bertrand de Luze fut l’aumônier d’Albert Speer de l’été 1965 au 30 septembre 1972, date de sa libération, mais aussi de Rudolf Hess qui a passé 49 ans en prison. L’accompagnement de tels prisonniers n’est pas banal, surtout lorsqu’on a été, comme Bertrand de Luze, un résistant actif. En poste à Berlin, le pasteur français s’est toujours rebellé contre l’univers carcéral kafkaïen de Spandau et les traitements humiliants infligés aux prisonniers. Sa compassion n’a toutefois pas entamé son regard lucide sur la personnalité ambigüe d’Albert Speer, l’architecte de Hitler, qui était à la fois un homme cultivé, charismatique, charmeur et torturé par son passé, mais qui s’empressa, à sa libération, de publier ses mémoires et de multiplier ses apparitions médiatiques. Mais qui surtout n’aborda jamais le rôle qu’il avait joué dans l’Allemagne nazie.

La journaliste Laure Joanin-Llobet a également rencontré André Happel, qui fut aumônier à Spandau de 1959 à 1965, avant Bertrand de Luze. De tous les pasteurs français affectés à la prison, c’est celui qui est resté le plus longtemps auprès des trois derniers grands criminels nazis, Albert Speer, Baldur von Schirach et Rudolf Hess. « J’ai été propulsé, confie-t-il à la journaliste, avec une brutalité inouïe dans une petite niche du monde, une sorte de « splendeur négative », draconienne et inhumaine ». Il est persuadé que Rudolf Hess n’est pas le fou qu’on croit, ce que confirmera le pasteur Charles Gabel, qui , dès 19977 et pendant neuf ans, a accompagné Rudolf Hess. « Pendant toutes ces années, j’ai vu un homme absolument normal. Il n’était pas fou, ça non ! Je me demande comment cette légende peut encore exister. Le problème, c’est qu’on a dit tellement de choses sur lui sans le connaître, le voir ou l’entendre. Les seules personnes qui l’ont approché, ce sont les aumôniers de Spandau ».

La relation amicale que l’aumônier français a développée avec le dernier prisonnier de Spandau déplaît fortement aux autorités soviétiques. On l’enjoint de ne plus rendre visite à Rudolf Hess, on le met sur écoute, ses déplacement sont surveillés, et on le remplace à la prison par un autre aumônier français, le pasteur Michel Roehrig. Ce dernier a accompagné le grand vieillard qu’était devenu Rudolf Hess jusqu’à son suicide, qui lui paraît pour le moins suspect. Si Michel Roehrig a accepté de répondre aux questions de la journaliste et de lever un pan du voile sur la fin de la vie de Hess, c’est, dit-il, « parce que l’image que l’on a gardée de Hess dans l’histoire n’est pas très juste… A la fin de sa vie, Hess était devenu quelqu’un d’autre, totalement opposé à ce qu’il avait été. Un homme n’est jamais blanc ou noir, il peut changer ». Michel Roehrig explique à la journaliste que le Rudolf Hess qu’il a côtoyé en prison n’a pas voulu être un symbole pour les néo-nazis allemands, qui se sont malencontreusement emparés de son personnage à des fins militantes. « Il n’avait qu’une ambition à la fin de sa vie : revoir sa femme et connaître ses petits-enfants », témoigne le dernier aumônier de la forteresse de Spandau qu’on s’empressa de raser à la mort de Rudolf Hess. Les témoignages recueillis par Laure Joanin-Llobet sont dérangeants, mais apportent incontestablement un éclairage inédit et humain sur des personnages qu’on voulait croire définitivement inhumains.Laure Joanin-Llobet, les 7 de Spandau, les secrets révélés des derniers criminels nazis, 333 pages, septembre 2008, Editions Oh !