La politique du devoir et le train du plaisir

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La politique du devoir et le train du plaisir

28 septembre 2010
On aura repris la mesure, l’autre jour, d’une distance révélatrice. Celle qui sépare deux types de discours récurrents en Suisse. Le premier, façonné par le surmoi protestant qui détermine sous nos latitudes l’exercice de la politique y compris dans les régions qui révèrent le pape, est celui qu’ont prononcé juste après leur élection les deux nouveaux conseillers fédéraux Johann Schneider-Ammann et Simonetta Sommaruga. Et le second, marqué par une mentalité qu’on peut rapporter à la perspective catholique, c’est celui qu’on repère dans la publicité produite par nos grandes entreprises industrielles ou commerciales.

Chronique par Christophe Gallaz


Pour remercier leurs soutiens et proclamer leurs intentions politiques respectives, Johann Schneider-Ammann et Simonetta Sommaruga se sont en effet concentrés sur les registres de la vertu laborieuse et fraternelle. Il s’est agi, pour ces deux-là juchés à la tribune de l’Assemblée fédérale comme d’autres se postent en chaire, de convaincre le plus sérieusement possible. Le radical-libéral a donc vanté la convergence des objectifs qu’il convient à ses yeux d’assigner à la politique et à l’économie — quand la socialiste avait salué, juste avant lui, la beauté des mécanismes solidaires au sein du peuple.

 

Un surmoi catholique qui les incite à l’extraversion dépensière

Les entreprises industrielles ou commerciales s’y prennent autrement, bien sûr. Elles activent dans le public un surmoi catholique qui les incite à l’extraversion dépensière. Voyez les CFF, par exemple, qui vantent à longueur d’affiches posées dans leurs gares ou dans les villes du pays les «Plaisirs de la nature testés pour vous par Sergio, Benoît et Beat». C’est un langage qui vise à séduire. Ici les CFF ne vantent pas ce qu’ils sont capables d'offrir à leurs usagers en termes de confort ou de rapidité, ni ce que ces usagers pourraient connaître en matière de prix, mais ce qu’ils peuvent rêver de s'offrir dans le cadre des prestations fournies.

Ces circonstances font entrevoir une ligne de partage intéressante au sein du corps helvétique. Les nouveaux conseillers fédéraux Johann Schneider-Ammann et Simonetta Sommaruga se placent sous le signe de l’agir et de la mobilisation. Ils se réfèrent aux notions de la tactique et de la stratégie, du défi, du courage, du progrès et de la victoire. Leur langage est militant, qui s'adresse à des auditoires convaincus que les structures et les hiérarchies sont la condition première de l'existence humaine.

 

A l’inverse, les CFF se placent sous le signe de la jouissance soft.

A l’inverse, les CFF se placent sous le signe de la jouissance soft. Leur langage vante et chante le déplacement des êtres dans l’espace ferroviaire, l’implication légère du Moi dans la communauté, la rencontre en clins d’œil sur les quais de gare et la convivialité joueuse au hasard des wagons. Ce langage est enchanteur, pour ne pas dire envoûtant, et s'adresse à des auditoires persuadés que le hasard et la fluidité sont une clé faîtière de l'existence humaine.

Telle est la schizophrénie collective qui divise aujourd’hui notre paysage mental. Elle n’est pourtant pas cruelle. Nous en souffrons même avec une espèce de bonheur, parce qu’elle nous permet de nous figurer un monde satisfaisant. Sans elle, nous serions en état de déception permanente. Nous serions déçus par le discours trop protestant des nouveaux conseillers fédéraux, qui nous semblerait ratatiné par un excès de volontarisme vertueux. Et nous serions déçus par le discours des CFF, qui nous semblerait ballonné par un excès de désirs volatils.
Heureusement, rien de tel n’advient.

En notre qualité de schizophrènes aguerris, qui ne cessons d’osciller du surmoi protestant imprégnant la politique en Suisse au surmoi catholique inspirant les CFF, nous pouvons nous penser comme des êtres équilibrés dans un pays équilibré. Cet arrangement dans notre esprit n’empêche pourtant que la question de fond persiste: où donc percevoir le réel non déchiré de la Suisse et des Suisses? Faut-il le chercher dans l’intervalle qui sépare le discours prononcé par les nouveaux conseillers fédéraux du discours prononcé par les CFF? Ou très ailleurs, par exemple dans les chants de jodel qui persistent sur nos alpages? On ne sait pas. Pas grave, sans doute. Au moins Dieu, l’artificier malicieux des surmoi les plus antagonistes, s’amuse-t-il en attendant que vienne la réponse.



REPERES

Christophe Gallaz, chroniqueur et écrivain

Né en 1948.

Trajectoire scolaire contre-performante marquée par un accident (la réussite d'une maturité fédérale latin-anglais) puis conclue par deux semestres de droit restés sans suite.

Activités de chroniqueur au fil des années dans Le Matin Dimanche, Le Nouveau Quotidien, Le Temps, Libération, Le Monde. Auteur d'ouvrages littéraires (nouvelles, essais), de pièces de théâtre, de textes accompagnant des œuvres de peinture et de photographie, et de livres pour enfants traduits en plusieurs langues.

Vit à Lausanne.


 

Essaie de penser tout événement, et tout fait, comme les signes d’autre chose ou comme les éléments d’un dispositif à découvrir.

Se rêve en oiseau.

Parmi les auteurs qui l'ont déplié (voire inventé), et qu’il a vraiment lus: Guy Debord, Jean Baudrillard, Thomas Bernhard. Les lectures ultérieures relèvent du grappillage.

 

  • Deux citations:

«On ne veut pas savoir que l'humanité entière est fondée sur l'escamotage mythique de sa propre violence, toujours projetée sur de nouvelles victimes. Toutes les cultures, toutes les religions, s'édifient autour de ce fondement qu'elles dissimulent, de la même façon que le tombeau s'édifie autour du mort qu'il dissimule.» René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde.

«Notre époque est vraiment (…) celle de l'homme des foules pressenti par Poe, et même celle de l'homme radar que définit Riesman, de l'homme des foules dévoré jusqu'à l'angoisse du besoin de le devenir davantage, et de s'en remettre avec délices à cette pression collective qu'il met désormais toutes ses facultés de discernement à anticiper de plus loin (…)» Julien Gracq, Plénièrement.