Se connaître soi-même pour changer le monde
« Nous sommes dans un contexte aujourd'hui où de nombreuses personnes se posent des questions et ressentent le besoin de s'occuper de leur vie intérieure, a expliqué Frédéric Lenoir. Nous venons de vivre une série de grandes désillusions collectives. » Après deux mille ans, le christianisme a échoué dans son projet collectif, même s'il reste une source d'inspiration pour de nombreux individus.
Le christianisme a connu des dérives très graves. « Cela aurait pu être un monde merveilleux, d'égalité, de fraternité, de liberté, message fondamental des Evangiles, a poursuivi le philosophe. Mais cela n'a pas été le cas.» L'Inquisition, qui a duré quatre siècles, en a été l'illustration la plus dramatique.Cette dérive est tellement grave que les sociétés ont tout fait pour se libérer des Eglises.
Les philosophes des Lumières se sont battus pour que la religion n'imprègne plus la société, pour que les individus connaissent la liberté de conscience et puissent s'exprimer librement.
« Au milieu du 19e siècle, le pape Pie IX dans son syllabus condamne encore la liberté de conscience, la liberté d'expression, le féminisme, le socialisme, tout ce qui lui apparaissait comme les erreurs du monde moderne, qui allaient à terme, selon lui, être les fossoyeurs de l'Eglise, a rappelé le Français. Il n'avait pas tort. Ces idées-là ont été les fossoyeurs d'une certaine Eglise temporelle dominante, mais elles ont permis de libérer le message évangélique, qui avait été enfermé derrière ce grand projet collectif d'une Eglise qui dominerait le monde.»
« Beaucoup de personnes cherchent à vivre, à revivre une foi évangélique sur les ruines d'une Eglise temporelle. Et finalement, c'est tant mieux pour tout le monde. Tant mieux pour les non-croyants qui ne sont plus obligés de croire. Tant mieux pour les croyants qui peuvent aller dans la profondeur de leur religion vivre une spiritualité qui éveille et ne plus subir une religion sociologique.»
« A la désillusion religieuse a succédé une autre utopie, l'utopie politique. On a cru grâce à cette émancipation par le politique, au mouvement des Lumières, à l'avènement des démocraties, qu'on allait construire un monde meilleur, un monde de progrès. Cela a été le cas, mais le progrès, la politique et le nationalisme, cela a aussi fait des millions de morts. »
Il a poursuivi avec un discours sur l'effondrement des grandes idéologies au 20e siècle. « On ne croit plus au religieux de manière collective, on ne croit plus au politique de manière collective. Maintenant, c'est l'économie et le marché qui dominent. On est dans cette troisième désillusion: l'économie laissée à elle-même ne fait que croître les inégalités. Si elle n'est pas cadrée par un mécanisme de régulation, elle conduit aussi à la destruction de l'être humain.»
Selon le rédacteur en chef du Monde des religions, « il ne faut pas s'en remettre à des individus qui vont changer le monde pour nous, ils ne le feront jamais. Il faut être soi-même les propres acteurs du changement. Et c'est parce qu'il y aura de plus en plus d'individus conscients, éclairés, éduqués, libres et responsables que les dirigeants devront écouter pour être élus que le monde va évoluer. »
Les révolutions arabes« Regardez ce qui se passe dans les pays arabes. Je trouve cela très encourageant alors que beaucoup de gens s'inquiètent. Ce qui fait changer en profondeur les pays arabes, ce sont des quêtes en profondeur extrêmement légitimes que nous avons tous eu dans notre histoire occidentale. Essentiellement deux choses : le besoin universel de justice et de liberté. »
« C'est un progrès considérable que cette conscientisation mondiale se développe. Et aujourd'hui, si les dictatures s'effondrent dans les pays arabes, c'est parce que l'écrasante majorité des populations sont plus éduquées, conscientes et lucides. Au moment même ou l'Iran ne sait plus comment faire pour se défaire de ses mollahs et de ses ayatollas, ce ne sont pas les Tunisiens, les Marocains ou les Algériens qui vont mettre en place des clercs qui vont régenter la société et dire aux femmes comment s'habiller. »
« Les individus éduqués, éveillés, cela amène des révolutions, des changements politiques profonds. C'est pour cela que j'ai écrit ce petit traité de la vie intérieure. J'ai voulu donné deux-trois clés, issues des sagesses orientales et occidentales, qui m'ont nourri pendant trente ans.»
Vivre comme on marche ou on respire« Les sages chinois disent qu'il faut vivre comme on respire ou comme on marche. Et tous les gens qui sont figés, étouffent. C'est cela d'ailleurs le problème de tous les intégrismes, quelle que soit la religion. »
« Socrate, Jésus et Bouddha avaient des points communs assez étonnants, malgré des différences culturelles énormes. Ils n'ont rien écrit et marchaient tout le temps. »
« Ils n'ont rien écrit, ce qui a eu pour conséquence que leurs paroles ont dû être interprétées en permanence. D'abord par leurs disciples, puis par d'autres personnes qui les ont ensuite mises par écrit. Et puis, on continue, de génération en génération, à interpréter leurs paroles. »
Religion et spiritualité« Dans toutes les sociétés, la religion crée le lien social et identitaire le plus fort. Et c'est celui que le politique va activer quand elle est en panne. On va chercher le religieux pour rendre le politique plus fort. Saddam Hussein, un laïque total, a fait appel à l'islam, quand il a été attaqué par les Américains. L'identité est très souvent fondée sur la religion dans les peuples de l'humanité. Face à la religion qui relie, pour le meilleur et pour le pire... »
« Face à cela, il y a la spiritualité, qui délie. La spiritualité, parce que c'est une quête de l'esprit, qui cherche ce qui est vrai, ce qui est bon, ce qui est juste. Elle nous permet de faire le tri dans tout ce que l'on a reçu. Et là, on rejoint la philosophie, on rejoint la psychanalyse, qui recherchent aussi la lucidité, la juste conscience de soi, au fond une connaissance qui nous délie de l'ignorance, la cause de tous les maux, selon Socrate.
Pas séparés de dieu« Nous ne sommes pas séparés de dieu. Et là, les spiritualités orientales m'ont aidé sur ce point. Le catéchisme tel qu'on nous l'enseigne nous renvoie l'idée d'une grande séparation avec dieu, d'extériorité. Spinoza ferait une lecture très radicale de cela en disant : Dieu, c'est la vie, c'est la nature, c'est le monde. Sans aller jusqu'au spinozisme, on peut considérer que la seule rencontre avec dieu peut se faire à l'intérieur de nous. »
« Et tout le drame des religions juive, chrétienne et musulmane, c'est d'avoir de plus en plus objectivé dieu comme un objet extérieur. Et du coup, on le réifie, on lui donne des qualités, des définitions. Ce qui le transforme en idole. Le monothéisme a créé la plus grande idolâtrie qui soit... en voulant lutter contre l'idôlatrie. Ce vrai dieu, au lieu de rester un mystère qui se vit, dans la rencontre intérieure, est devenu un dieu extérieur, qu'on définit de multiples manières. »
Le pillage de la nature, c'est très monothéiste« Sur ce point, il y a une dérive des monothéismes, qui ont conduit au pillage de la nature. Le pillage de la nature, c'est très monothéiste. C'est au nom d'un dieu extérieur, qui domine le monde, que l'on peut gérer ce monde comme on l'entend. Et on voit bien que cette séparation a conduit à des dérives. »
« Et je crois qu'un des mouvements qui se passe aujourd'hui au sein des monothéismes, c'est un courant où l'on retrouve de plus en plus l'immanence du divin et son caractère plus impersonnel. C'est-à-dire que l'on a tellement personnalisé dieu, mis à l'extérieur et réifié, qu'on arrive plus ni à le relier au cosmos, à la vie, ni à l'intérioriser. »
« Avec un dieu plus immanent, plus impersonnel, on ressent dans la beauté du monde la présence de quelque chose qui nous dépasse. On se dit, c'est peut-être cela qu'on appelle dieu, mais peu importe. »
« Quand on vit dans la profondeur de l'immanence, on touche à la transcendance. Mais il s'agit plutôt de vivre cette expérience, qui est l'expérience de tous les mystiques de toutes les religions.»
Questions du publicComment fait-on pour se connaître?
« J'ai utilisé les trois biais, dont j'ai parlé, la philosophie (raison), la spiritualité (méditation et prières) et la psychologie (un travail thérapeutique). Et les trois se sont éclairées mutuellement. »
« La philosophie m'a aidé à me poser des questions. Qu'est-ce que je fais sur terre? Est-ce que la vie a un sens ou n'en a pas? Est-ce que j'ai un destin? Est-ce qu'il y des choses que je dois faire ou suis-je totalement libre? Ou bien, suis-je totalement conditionné? »
« Une des clés du changement, du mouvement, de la transformation, c'est la prise de conscience. Et la prise de conscience vient très souvent après s'être posé une bonne question. C'est tout le travail de la raison. »
« Quand j'avais 15 ans, je n'avais pas Socrate en face de moi. Alors j'ai cherché des Socrates, des maîtres vivants. J'ai eu la chance de rencontrer un certain nombre de philosophes, de théologiens, de penseurs, que j'ai assommés de questions. Je parle du dominicain Marie-Dominique Philippe, Emmanuel Levinas, Edgar Morin, l'Abbé Pierre. »
« J'ai aussi lu beaucoup de romans. Le Rouge et le Noir de Stendhal, Hermann Hesse, Dostoievski, Stefan Zweig.... Beaucoup d'ouvrages m'ont éclairé sur moi-même, mes ambiguïtés, ma complexité, mes paradoxes. La lecture est un outil formidable de connaissance de soi. »
« La spiritualité joue un grand rôle pour moi à travers des pratiques, la méditation et la prière. La méditation permet de laisser respirer l'esprit. Et la prière parce que c'est une relation vivante au Christ. »
« Et enfin la troisième chose, c'est la psychothérapie avec quelqu'un qui m'écoute et qui m'aide à accoucher de moi-même. »
Comment changer le monde ?
« Il y a partout des endoctrinements. Les choses vont changer, parce qu'il y a des individus qui vont résister aux endoctrinements. Et pour résister à tous les types d'endoctrinements, les outils intérieurs de discernement sont centraux. La clé de tout, c'est de donner aux individus les bases fondamentales dans l'éducation, des outils critiques de compréhension et de discernement. »
« Et c'est la connaissance de soi et de l'être humain qui permet d'avoir un esprit critique, et d'éviter de sombrer dans les idéologies du passé. Vous parlez des talibans, mais le drame des Afghans, c'est qu'ils ne sont pas éduqués. Ils reçoivent donc un endoctrinement. Et les talibans font tout pour que la population ne soit pas éduquée. Pourquoi la Tunisie a basculé aussi vite dans les réformes démocratiques? Parce que sa population est éduquée. »
Recettes politiques ? « Je ne suis pas là pour donner des recettes politiques, c'est à chacun d'agir selon ses convictions et ses talents. Moi, j'ai choisi les livres pour partager ma connaissance, car j'ai beaucoup reçu des livres. »
L'esprit ? « Dans la tradition chrétienne, l'esprit, c'est la fine pointe de l'âme, le siège ultime de notre liberté et de notre singularité la plus profonde. Et qui agissant au coeur de notre psyché et de notre corps va donner un visage à notre être. » LIRE
- Frédéric Lenoir donne une nouvelle conférence en Suisse romande à Genève, le lundi 21 mars au Théâtre de la Comédie, 6 bd des Philosophes.
- Le dernier article publié sur le site de ProtestInfo :
- Vendredi soir 11 mars et samedi matin, Frédéric Lenoir s'est exprimé à Crêt-Bérard à Puidoux, sur son livre « Le Christ philosophe ». Vendredi à l'Université de Lausanne, il s'est concentré sur son dernier livre "Petit traité de vie intérieure".
- Le site de Frédéric Lenoir : www.fredericlenoir.com