On m’a poussé

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On m’a poussé

Guy Le Comte
16 mai 2012
C’est un douteux privilège de l’âge que de repasser parfois son existence, d’en revivre les étapes et d’essayer de comprendre comment on est devenu ce que l’on est. On m’a toujours raconté que j’étais tombé dans l’histoire quand j’étais petit. C’est vrai mais je dois ajouter qu’on m'a poussé.


C’était à la fin des années 40, dans le quartier de la Cluse, à Genève. A l’école de la Roseraie, dès la première enfantine, on nous prenait en mains pour faire de nous de petits patriotes. Les parents n’y trouvaient rien à redire. Les papas, pour la plupart, votaient pour Nicole mais avaient aussi 1000 jours de mob au compteur et n’acceptaient des leçons de patriotisme de personne et surtout pas de ceux qui reconvertissaient en hâte leurs sympathies mussoliniennes anciennes en une admiration béate de l’Amérique trumanienne!

Lors des promotions, les petites filles chantaient le beau pays que nos coeurs aiment alors que les petits garçons musclaient leurs virils poumons en célébrant les champs semés de gloire de Sempach et le saint trépas de Winkelried.

«L'incident qui bouleversera ma vie»

C’est alors que se produisit l’incident qui bouleversera ma vie. J’étais en troisième, j’allais sur mes 8 ans, quand ma maîtresse entama la lecture d’une histoire fascinante, celle d’Heini, le forgeron de Goeschenen, qui fut chargé, c’était vers 1220, de forger les lourdes chaînes d’acier soutenant la passerelle que les Uranais jetaient alors sur la rivière redoutable, ouvrant ainsi le Gothard, la route de l’avenir.

Et comme la lecture avançait, moi le gamin vertigeux, je m’identifiait à Uli l’orphelin, l’apprenti du forgeron, qu’on avait descendu au bout d’une corde le long de la paroi abrupte des gorges de la Reuss pour fixer l’ultime rivet des chaines. Je partageais ses peurs et ses souffrances et j’entendais comme lui, l’eau tourbillonnante de la rivière passer avec fracas l’escalier gigantesque des Schoellenen.

L’histoire aurait dû s’arrêter là mais pour le gamin que j’étais, elle était trop belle. Je partis à la recherche de l’Uli historique avec les moyens et l’entêtement que j’avais. Les parents n’en avaient pas entendu parler, la grand-mère n’en savait rien, Le petit Larousse, mon livre de chevet d’alors, l’ignorait! Qu’importe, j’allais le jeudi à la bibliothèque de la rue de Carouge et je lus tout ce qu’il était possible de lire sur la Suisse des origines.

«Je construisis, entre 8 et 12 ans, mon image de la Suisse»

Cela stupéfia mon entourage. Je construisis, entre 8 et 12 ans, mon image de la Suisse, une Suisse courageuse, solidaire, généreuse, dont les habitants défendaient au prix des plus lourds sacrifices leur bien suprême, la liberté, ne se laissaient soumettre ni par l’épée, ni par l’or et vouaient un culte éternel à la justice. Il y a eu bien de l’eau dans la Reuss depuis le temps de mon enfance.

J’ai étudié toute ma vie l’histoire de mon pays et je sais bien que la Suisse n’est pas telle que je l’ai rêvée. Etrangement ce n’est que l’an passé que j’ai su qui avait écrit l’histoire du forgeron de Goechenen, ancêtre peut-être de tous les Schmied qui furent landammann d’Uri. Il s’agit du pasteur soleurois Robert Schedler. Son roman, écrit en 1920, connut 11 éditions en Suisse alémanique mais n’a jamais été publié en français.

Comment ma maîtresse a-t-elle pu nous lire en 1950 l'histoire du forgeron de Goechenen? La réponse m’a été fournie par un par un article de Josiane Cetlin, intitulé: «Dieu, Humanité, Patrie», une devise pour Notre Journal: illustré pour les enfants, 1926-1947, un périodique chrétien pour la jeunesse publié en Suisse romande.

Comment donc ma maîtresse a-t-elle pu nous le lire en 1950? La réponse m’a été fournie par un par un article de Josiane Cetlin, intitulé: «Dieu, Humanité, Patrie», une devise pour Notre Journal: illustré pour les enfants, 1926-1947, un périodique chrétien pour la jeunesse publié en Suisse romande. Le récit de Schedler a été traduit en 1941 par Jules Vincent, l’un des rédacteur de Notre Journal, et publié en feuilleton dans ce journal.

Vincent, pasteur vaudois mort en 1954 secrétaire général des UCJG vaudoises, puis président de la Société des écoles du dimanche est l’un des fondateurs du camp de Vaumarcus. Il a, écrit Josiane Cetlin, « voué sa vie à la religion et à la transmission de ses convictions chrétiennes ». Il voulait faire de tous les enfants protestants des chrétiens responsables, ouverts aux autres, prêts à s’engager pour construire un monde meilleur, mais attachés à leur patrie.

Ceux qui m’ont poussé dans l’histoire suisse alors que j’avais 8 ans, m’ont aussi ouvert un chemin de vie qui menaient vers les autres, vers le progrès humain. Ils seraient peut-être contents de moi! J’ai présidé le conseil de ma paroisse, le Consistoire de Genève et les UCJG suisses. J’ai fait ce que j’ai pu pour changer le « monde foutu » décrit par Valles et j’aime la Suisse mais la Suisse que j’aime est une Suisse des petits!

Le héros de mon enfance fut un apprenti forgeron, ceux dont j’ai tenté d’écrire l’histoire, ceux dont j’ai enseigné l’histoire, sont des paysans pauvres réduits à se faire mercenaires, des tisseuses trimant 16 heures par jours, des ouvriers d’usine peinant à se nourrir, des instituteurs faméliques rêvant d’avenir meilleur, des gens courageux, durs à la peine et dignes, qui au fil des siècles ont bâti mon pays. La Suisse n’est pas celle des gens d’argent, des notables aux vues étroites, des économistes pontifiants et des juristes avides.

La Suisse que j’aime est une Suisse qui résiste et avance, celle de Schybli, de Davel, de Rousseau, de Druey, de Stampfli, d’Anderwert, de Fazy, de Dunant, de Favon, et de Pierre Cérésole! C’ est une Suisse de progrès et de partage, une Suisse du progrès social, une Suisse qui va vers l’autre, une Suisse de liberté et d’égalité. Elle existe aussi quoiqu’en disent les tièdes, les frileux, les prudents et les égoïstes et, à mon sens, elle seule mérite d’exister.

LIens:

Vers l'article de Madame Cetlin : www.zora.uzh.ch