Travail: passer de la servitude au service

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Travail: passer de la servitude au service

Marie Lefebvre-Billiez
19 août 2013
Les Suisses voteront en septembre sur la libéralisation des heures d'ouverture des stations-service en soirée et le week-end. Travailler le dimanche sera-t-il bientôt la norme? Quel est le sens du travail dans la Bible ? Des théologiens répondent avec la Genèse, Max Weber et Jacques Ellul.


, Réforme

Pierre Farron est pasteur, en charge pour l’Église évangélique réformée du canton de Vaud en Suisse d’une permanence «trav’aïe»1, où il écoute et soutient des personnes qui souffrent de leur travail ou de son absence. Tôt dans sa vie – il a travaillé pendant ses études et sa mère était ouvrière –, Pierre Farron a été frappé par la distance entre les Églises et le monde du travail. Pour lui, elles sont «à des années-lumière de la réalité quotidienne des gens».

Dernièrement, il a écrit l’ouvrage Dis, pourquoi tu travailles? destiné à un large public. C’est un des premiers livres de théologie du travail publiés dans le monde réformé francophone depuis plus de 50 ans. Dans cet ouvrage, il a pour projet de «faire un lien entre le travail et le sens. Pour cela, je m’appuie sur une lecture renouvelée de textes bibliques fondamentaux et sur les sciences humaines, en particulier la psychologie du travail».

Le risque de l’idolâtrie

Pour Pierre Farron, «depuis le XIXe siècle, il y un clivage entre la spiritualité dans le monde réformé et le travail». Pourtant, ce dernier est bien présent dans la Bible. Il suffit de lire les premiers chapitres de la Genèse où l’être humain est placé dans le jardin d’Éden «pour le cultiver et le garder» (Genèse 2,15).

«Le travail fait partie de notre humanité, constate Pierre Farron. Le fameux verset “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front” a le plus souvent été mal compris. Le travail peut être soit une source d’épanouissement soit de dégradation, selon la reconnaissance dont il fait l’objet et le cadre dans lequel il s’effectue.Sans reconnaissance, on s’épuise à une tâche qui n’a pas de sens.» Pour que le travail ait un sens, il faut qu’il «passe de la servitude au service. Il s’agit de faire quelque chose d’utile aux autres, par lequel on se transforme et on grandit soi-même».

Pour François Dermange, professeur d’éthique à la faculté de théologie de Genève, «au contraire de la culture grecque, qui valorise la contemplation et voit le travail comme une déchéance, la tradition biblique lui donne une valeur anthropologique. L’homme est créé, comme le dit Calvin, “pour faire quelque chose” et, en assurant un ordre qui serve la vie de tous, pour prolonger l’action créatrice de Dieu».

Pour autant, le travail a aussi ses côtés sombres, comme l’explique Frédéric Rognon, professeur de philosophie à la faculté de théologie protestante de Strasbourg. Pour lui, «le travail est une nécessité pour satisfaire nos besoins. Il n’est ni une valeur, ni une vertu». Et de citer l’Ecclésiaste chez qui le travail n’a pas de valeur en soi. D’ailleurs, ce n’est que récemment au cours de l’histoire humaine que l’on a commencé à lui attribuer des qualités de développement personnel: à partir du XVIIIe siècle, il commence à être valorisé comme «un moyen de se réaliser et d’atteindre le bonheur».

Une évolution que Jacques Ellul critique fortement (voir ses articles compilés dans l’ouvrage Pour qui, pour quoi travaillons-nous?). Frédéric Rognon explique: «Cette valorisation extrême du travail, qui confine à l’idolâtrie, a pour fonction de nous permettre de supporter notre condition insupportable dans la société technicienne: c’est une modalité de l’“amor fati”, de l’amour du destin que nous subissons.

Pour éviter cette dérive aliénante d’un «travail-dieu», les textes bibliques offrent quelques pistes. Dans le livre de l’Exode tout d’abord, «les Hébreux veulent faire une pause dans leur travail pour célébrer Dieu et vivre leur spiritualité, analyse Pierre Farron. Finalement, avec l’aide de Dieu, ils arrivent à fuir leur esclavage. Le travail aliénant n’est plus au centre de leur vie.

Cette liberté acquise a alors besoin d’un cadre: les dix commandements, et notamment celui du shabbat. Il faut s’arrêter régulièrement pour se reposer et bénéficier de son travail». De nos jours, à l’heure où l’électronique permet d’abolir la distance entre temps de travail et de congé, il est important de redécouvrir le sens du repos hebdomadaire.

Pour Frédéric Rognon, «le respect du shabbat, à l’image de Dieu qui s’est reposé le septième jour (Ex 20,8-11), indique bien l’importance de ne pas exalter nos œuvres. Le paradoxe de la condition chrétienne, telle que le protestantisme la comprend, c’est qu’il s’agit de travailler pour assumer nos besoins, sans pour autant s’enorgueillir ni même s’attacher aux fruits de ses œuvres».

Pour que le travail ne devienne pas une idole, la Bible suggère encore une autre voie: «En profaner une part du produit, par le sacrifice ou le partage, bon moyen, rappelle François Dermange, de ne pas être possédé par ce qu’on possède, et bonne invitation à l’offrande!»


1. www.mondedutravail.eerv.ch

La «cage d’acier» de Max Weber

Malgré leur théologie de la grâce, les protestants sont à l’origine d’une compréhension utilitariste aliénante du travail.

Comme l’explique Frédéric Rognon, professeur de philosophie à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, «c’est Luther, en particulier, qui a rapproché les mots allemands de “Beruf” (profession, métier) et de “Berufung” (vocation). Dans sa polémique antimonastique, il a ainsi montré que chacun pouvait accomplir sa vocation personnelle sans quitter le “monde”, tout en s’acquittant consciencieusement de sa tâche».

Cela a-t-il mis le travail sur un dangereux piédestal ? Pour Frédéric Rognon, non, il s’agissait simplement de prendre au sérieux la «vocation mondaine» de tout homme, «dans une dialectique entre l’expression de la grâce et l’insertion dans l’ordre de la nécessité».

Travail et puritanisme

En effet, comment encourager les fidèles à travailler dans le monde si leur salut est acquis par la grâce seule? «Une surinterprétation du salut par grâce a pu conduire à ce que Dietrich Bonhoeffer a appelé “la grâce à bon marché”, et à la paresse spirituelle et éthique, reconnaît le philosophe. En réalité, la grâce a un prix, car si nous prenons la mesure de l’immensité de l’amour de Dieu, nous ne pouvons ensuite rester passifs: nous sommes propulsés vers des œuvres d’amour. L’effort est donc la conséquence d’une réception confiante du salut gratuit.»

Cependant, cet «effort» a pu être surinvesti par différentes traditions protestantes, notamment les puritains qui ont valorisé le travail outre mesure pour lutter contre la fainéantise. François Dermange rappelle que Max Weber en impute une bonne part aux réformés qui ont «désacralisé le monde, valorisé le travail et la vie ordinaire comme lieu de réalisation de la vocation, et cultivé une vie simple et presque ascétique».

L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme se conclut ainsi par l’évocation d’une «cage d’acier», dans laquelle l’homme se serait progressivement laissé enfermer en coupant cette éthique de ses racines religieuses. «Nous avons perdu la liberté de donner un sens différent à notre vie que celui qu’impose la société: l’individualisme, l’exploitation de la nature, la compétitivité, la réussite, la recherche de l’utilité. On peut naturellement discuter bien des aspects de cette thèse, mais il n’en reste pas moins que le protestantisme est à l’origine de l’utilitarisme qui a envahi le social et dont nous souffrons tous.»

Pour l’éthicien, il est donc urgent d’«ouvrir cette cage d’acier». Comment? «On poursuit tout autant l’œuvre créatrice de Dieu en élevant un enfant, en luttant politiquement pour la justice, par l’art ou la poésie que par le travail salarié. Et puis, il faut rappeler la grâce, par laquelle chacun est accepté, quelles que soient ses œuvres.» M. L.-B.