Tommy Fallot: Genèse du christianisme social

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Tommy Fallot: Genèse du christianisme social

Christophe Chalamet
17 septembre 2013
Pasteurs revivalistes (1). Dans cette nouvelle série, Christophe Chalamet, professeur de théologie à Genève, propose de présenter quelques pasteurs revivalistes français des XIXe et XXe siècles pour souligner comment ils ont articulé spiritualité et engagement social.

, Réforme

Dans sa réponse à la lettre que le cardinal Sadolet avait envoyée en 1539 aux Genevois pour les «ramener à l’obéissance au Pontife romain», Jean Calvin écrivait, six mois plus tard, que le «vrai théologien», loin de toujours ramener «l’homme à soi-même», rappelle «que le commencement de bien former sa vie est désirer accroître et illustrer la gloire de Dieu»; car «certainement l’office d’un homme chrétien est de monter plus haut qu’à chercher et acquérir seulement le salut de son âme».

Oubliant l’admonition de Calvin, la théologie protestante a parfois réduit la foi chrétienne au salut personnel, à la régénération de l’individu (jusqu’au «born again» anglophone). Le protestantisme, même s’il est parfois tenté par de telles réductions, a des ressources qui lui ont souvent permis d’éviter ces interprétations individualistes. On le constate lorsqu’on étudie le dernier quart du XIXe siècle, qui a vu l’émergence d’un nouveau mouvement au sein du protestantisme français, un mouvement qui a donné des fruits extraordinaires au XXe siècle.

Un des initiateurs du christianisme social: Tommy Fallot (photo)

Sous l’impulsion de plusieurs grandes figures, dont la plus importante est Tommy Fallot (1844-1904), un assez grand nombre de pasteurs, souvent marqués par la tradition piétiste et donc de sensibilité revivaliste, se sont intéressés aux questions «pratiques» ou «sociales». Dès les années 1880, une association vit le jour (l’Association protestante pour l’étude des questions sociales, ou APEQS), des congrès annuels furent organisés et une revue fut créée (la Revue de théologie pratique et d’homilétique, dès 1896 la Revue du Christianisme social).

Fallot fut une grande personnalité. D’origine luthérienne, descendant direct de Jean-Frédéric Oberlin, ayant grandi au Ban-de-la-Roche (Alsace), sa série de prédications sur le «Notre Père» à la Chapelle du Nord (Paris) en 1878 avait fait des vagues, car il y parlait du souci de justice que le christianisme et le socialisme ont en commun. Son biographe et neveu Marc Boegner, dont on ne peut comprendre l’engagement sans cette filiation, voit dans ces prédications l’inauguration du christianisme social au sein du protestantisme français.

À Paris, Fallot s’engagea, jusqu’à l’épuisement, dans diverses causes dont les droits de la femme et la lutte contre l’esclavage que représentait la prostitution féminine. Il colla-
bora avec la pionnière féministe anglaise Josephine Butler.

À Paris, Fallot s’engagea, jusqu’à l’épuisement, dans diverses causes dont les droits de la femme et la lutte contre l’esclavage que représentait la prostitution féminine. Il collabora avec la pionnière féministe anglaise Josephine Butler. Fallot fut l’initiateur du mouvement du christianisme social dans le protestantisme français, au moment où des mouvements similaires voyaient le jour dans de nombreux pays où il fallait répondre à partir de l’Évangile aux multiples fléaux occasionnés par la révolution industrielle.

Encore étudiant à la faculté de théologie de Montauban, le jeune Élie Gounelle (1865-1950) découvrit, grâce à Paul Minault, des textes de Fallot. À son tour, Gounelle parla de Fallot à ses camarades d’études. Au printemps 1893, Fallot rendit visite à Gounelle et ses amis, alors jeunes pasteurs dans les Cévennes.

Fallot et ses jeunes amis voulaient convertir la France. Pour ce faire, ils en étaient convaincus, il fallait tenir compte du milieu dans lequel les gens vivent, et, autant que possible, changer ce milieu. Car le milieu est souvent un obstacle à la conversion. Il fallait donc une sorte de conversion sociale pour que la conversion individuelle devienne possible.

Chacun doit avoir le droit au salut, or le milieu prive les masses de ce droit. Comme l’écrivait Paul Tillich plusieurs décennies plus tard: «Nous avons pris conscience, plus que ne l’avaient jamais fait la plupart des théologiens chrétiens, qu’il existe des structures sociales qui frustrent inévitablement de tout appel spirituel les hommes qui y sont soumis.»

La grande vision de Fallot et de ses amis consistait à envisager la conversion et le salut non seulement dans une perspective individuelle, comme c’était trop souvent le cas selon eux dans les milieux marqués par le Réveil, mais également dans une perspective communautaire et sociale. Loin de rejeter l’une pour l’autre, leur effort visait à élargir la conception traditionnelle («mon» salut, «ma» conversion) pour penser une conversion dont l’horizon serait la société.

Savaient-ils, ces pasteurs jeunes et moins jeunes, que d’autres chrétiens, dans de nombreux pays occidentaux, se posaient les mêmes questions et envisageaient des réponses similaires aux leurs ? Sans doute. Ils lisaient les publications des protestants sociaux d’Angleterre et s’efforçaient de faire profiter leurs coreligionnaires francophones de ces lectures. Ils avaient créé une revue pour en faire une tribune, pour partager leurs convictions puisées notamment dans la lecture des prophètes du Premier Testament et des évangiles.•

Christianisme social et théologie de la libération

Déjà dans sa thèse de fin d’études de théologie («Les pauvres et l’Évangile», 1872), Tommy Fallot écrivait: «L’Église [...] a singulièrement négligé sa mission à l’égard des pauvres. [...] Que ne peut-elle comprendre, quand il en est temps encore, l’œuvre admirable qui lui est proposée ! [...]

Qu’elle se décide enfin à considérer ces multitudes dont l’aspect seul suffisait pour remplir de compassion le cœur du Sauveur! Qu’elle abandonne ces alliances avantageuses selon le monde, stériles quant à la cause de Dieu, pour se donner tout entière à ceux auxquels Jésus-Christ s’est donné sans réserve.»

La continuité entre les écrits du fondateur du Christianisme social dans sa version francophone et la théologie de la libération, née environ un siècle plus tard, est frappante et mériterait d’être étudiée. Dans les deux cas, on rejette tout rétrécissement sur l’individu et son salut, sur un salut limité à la vie après la mort, sur une interprétation du texte biblique et de la foi qui fait abstraction de la réalité concrète dans laquelle vivent les gens, et surtout «les plus petits» parmi nous.

Le Christianisme social, comme la théologie de la libération, vise à prolonger la critique, émise par les prophètes d’Israël, du traitement injuste des personnes les plus vulnérables. D’Oberlin et Fallot à Boegner, les protestants francophones ont cherché à incarner le message prophétique biblique.

  • RENCONTRE: Christophe Chalamet vient présenter son livre le lundi 23 septembre au Sycomore (derrière l'Espace culturel des Terreaux) à Lausanne de 18h30 à 20h00
  • À LIRE :Réveil et christianisme social, Correspondance
1886-1897, Élie Gounelle 
et Henri Nick, Correspondance commentée et éditée, par Christophe Chalamet et Grégoire Humbert, Labor et Fides, 2013, 480 p.
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