«Maudit soit quiconque est pendu au bois»

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«Maudit soit quiconque est pendu au bois»

Chronique
Le "Lynching Memorial" vient d'ouvrir ses portes à Montgomery dans l'Etat de l'Alabama. Dédié à la mémoire des victimes de violences raciales, le mémorial entend raconter le racisme, l'esclavage et les lynchages dont a été victime la population afro-américaine.

A Montgomery, dans l'Etat de l'Alabama, un mémorial national a ouvert ses portes le jeudi 26 avril. Il est dédié à la mémoire des victimes de violences raciales et couvre tout un pan de l’histoire du pays:  de la période de l’esclavage aux mises à mort sauvages qui ont marqué les années de lynchages. Les historiens estiment qu’entre 1882 et 1968, époque du mouvement des droits civiques, plus de 4’700 lynchages auraient eu lieu aux États-Unis et près de trois-quarts des victimes étaient afro-américaines.

Le mémorial est inspiré par celui érigé à Berlin en mémoire des victimes de l’Holocauste est celui de Johannesburg qui rappelle les persécutions du régime de l’Apartheid. Il est formé de 800 colonnes en fer rouillé, suspendues au milieu d’un champ qui surplombe Montgomery dans l’Alabama; chacune de ces colonnes évoque à la fois la forme d’un cercueil et le mouvement du corps pendu qui se balance. Cette installation s’accompagne d’un musée sur l’histoire de l’esclavage et des décennies de ségrégation raciale aux États-Unis.

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Les cicatrices de la mémoire

L’organisation à l’origine de ce projet, Equal Justice Initiative, fondée par Bryan Stevenson, a développé d’autres initiatives: travail contre l’incarcération massive en particulier celle des personnes afro-américaines, travail d’éducation au travers d’expositions itinérantes et autres programmes éducatifs, travail de réconciliation avec les descendants des victimes passées, travail de lobbying politique, etc.

L’ouverture du mémorial a fait l’objet de l’attention soutenue des médias. En général, le public reconnaît le besoin urgent de faire face à ce passé, d’autant plus dans le climat actuel qui voit une résurgence claire des tensions et des violences raciales. En même temps, une espèce d’onde de choc était perceptible: ce mémorial révèle une réalité de l’histoire du pays qui n’a pas vraiment été discutée ni représentée de quelque façon que ce soit. La barbarie des lynchages est tout à coup devenue visible, tangible; elle a pris forme dans un champ au milieu du pays, comme une cicatrice qu’il faut maintenant regarder.  Des photos, des noms, des tortures, des récits personnels … des cadavres déterrés et placés à la vue de toutes et tous. Il est encore difficile de mesurer les effets de ce dispositif mémoriel: il faudra voir comment la présence du mémorial modifie ou non le rapport au passé des générations à venir.

Je n’ai pas encore visité le lieu et les images m’émeuvent déjà. Il est impossible d’imaginer ce que ce lieu représente pour les communautés afro-américaines. Je vais y aller, bientôt j’espère, comme on va en pèlerinage, avec révérence et humilité.

Une théologie de la croix

Tragique coïncidence, deux jours après l’ouverture du mémorial , le fondateur de la théologie de la libération afro-américaine, James Cone décédait à New York à l’âge de 79 ans. À ma connaissance, il est le premier et le seul à avoir formulé une théologie de la croix qui englobe l’expérience du lynchage vécue par la communauté afro-américaine aux États-Unis. Dans son livre The Cross and the Lynching Tree, il articule les deux symboles, la croix et l’arbre aux branches duquel on pratiquait le lynchage, comme étant au cœur de l’histoire de la chrétienté américaine et de son besoin de rédemption. Dans un bref article publié en français, Cone explique sa vision :

«Pour les juifs du temps de Jésus, une personne crucifiée était maudite, ‘car le pendu est une malédiction de Dieu’ (Dt 21, 23), quelque chose d’analogue à la malédiction de l’arbre à lynchage aux États-Unis… Les Afro-Américains ne peuvent échapper au malheur. Mais en tant que chrétiens, ils croient que le malheur ne l’emporte pas toujours. Le mot final au sujet des corps noirs n’est pas la mort, pendus à l’arbre, mais la rédemption sur la croix : une vie miraculeusement transformée, découverte dans le Dieu des potences… À chaque fois qu’une foule de Blancs lynchait un Noir, c’était Jésus qui était lynché. L’arbre du lynchage est la croix en Amérique… D’habitude, le peuple qui n’a jamais été lynché par un autre groupe comprend difficilement pourquoi les Noirs veulent rappeler aux Blancs leurs atrocités. Pourquoi les rappeler? N’est-ce pas mieux d’oublier? Absolument pas! L’arbre du lynchage est une métaphore de la crucifixion du peuple noir d’Amérique. C’est la vitrine qui montre le mieux la signification théologique de la croix des chrétiens aux États-Unis.»

Comprendre si profondément la signification théologique de la croix, la porter en son corps, mérite bien un mémorial national, planté comme une cicatrice au milieu du pays, afin de ne pas oublier.

RTSreligion - La Chronique 

Le fondateur de la théologie noire, le professeur James Cone a été le premier à enseigner qu'il y a une façon noire de lire la Bible et de s'identifier à la figure de Jésus.