Des bulles dans la pierre : un tour de ville

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Des bulles dans la pierre : un tour de ville

23 février 2007
Restaurations ratées, molasse neuve abîmée par un glacis qui s’écaille, mortiers vieillissant mal, taille de pierre effectuée de manière dangereuse : les exemples de malfaçons ne manquent pas lorsqu’on observe Lausanne en compagnie du président de l’Association romande des métiers de la pierre, Pierre Lachat
Des Eglises aux bâtiments officiels ou privés, visite guidée.Il fait cru sur le parvis de la cathédrale de Lausanne, ce matin-là, mais Pierre Lachat, président de l’Association romande des métiers de la pierre (ARMP), semble s’en moquer. En veste et pantalon de coton blanc, la tenue du tailleur de pierre, il a accepté de nous servir de guide pour un tour de ville. Objectif : signaler les exemples de bel ouvrage et de malfaçons qui, pour un œil exercé, « s’inscrivent dans la pierre comme dans un livre ». Des Eglises aux bâtiments officiels ou privés, aucun bâtiment n’est à l’abri de « bulles dans la pierre », constate l’expert. Pour limiter les dégâts, quarante-quatre entreprises travaillant dans toute la Suisse romande ont signé « la Charte romande des métiers de la pierre » : sur l’honneur, elles s’engagent à employer sur les chantiers de la main-d’œuvre qualifiée, formée à la taille de pierre, à soumettre les chantiers importants au contrôle de leurs pairs d’autres cantons et à assurer la relève en formant des apprentis. Un métier qui, bien pratiqué, ne connaîtrait pas le chômage : « Un bon tailleur de pierre, cela s’arrache. On peut dire que le 90% des signataires travaillent dans les règles de l’art, mais il y a toujours les purs et les autres », soupire Pierre Lachat. Suivons le guide.

« On doit toujours poser la pierre selon sa couche de sédimentation, à l’horizontale. Mais si la pierre a les dimensions qui conviennent, l’architecte ne voit pas toujours qu’elle a été posée en délit, de manière erronée », explique notre guide devant le château cantonal. « Si on ne la pose pas correctement, la molasse, résultat de l’accumulation de sable et de particules d’argile, se dilate et fait accordéon ». Pierre Lachat sort un mètre de sa poche : « une perte de 3 millimètres sur un mètre, c’est énorme », commente-t-il après inspection. Le problème, c’est que les dégâts dus essentiellement à l’humidité lorsque la pierre est mal posée ne se voient pas du jour au lendemain. « Après dix ou quinze ans, les clients croient parfois qu’il s’agit d’usure normale, alors qu’une pierre dure en moyenne cent ans ». Nous revoici au pied de la cathédrale : « Ici, on essaie de sauver à tout prix les parements du XIIIème siècle » : on tente désormais de conserver ces faces extérieures des murs couvertes de pierre de taille en injectant de nouveaux coulis. Et cela vieillit bien ? « C’est difficile de concilier le neuf avec le vieux, avoue notre guide, il faudra voir avec le temps. A l’origine, la molasse servant à la construction a été prise sous nos pieds, dans la région de la Mercerie ou de Saint-François. C’est de la molasse d’eau douce qui s’effrite et ne fait pas bon ménage avec l’humidité. En outre, l’utilisation de sels en hiver est peut-être ce qui abîme le plus vite le matériau : si la saumure entre dans la pierre, même s’il ne pleut pas, le sel aspire l’eau. La pollution et la saleté, responsables de la croûte noirâtre vue sur le portail d’entrée, est moins dangereuse. Ce n’est pas beau, mais parfois on conserve cette croûte justement parce qu’elle protège la pierre. » A la cathédrale, l’objectif est de « sauver tout ce qui existe, mais statiquement, cela pose certains problèmes ». Il y a cent ans, des arcs-boutants ont été remplacés avec du grès très dur, contenant près de 90% de silice. « Cela paraît neuf, n’est-ce pas ? Cette pierre a pourtant été abandonnée, car sans protection, les ouvriers qui la travaillaient mouraient de silicose en six mois. En outre, elle est coûteuse. On la réserve aujourd’hui pour la sculpture, ou pour éloigner l’eau des façades. On peut la tailler si l’on suit les prescriptions sévères de la CNA. »

Détour par Saint-François. Sur la façade qui jouxte l’ancien kiosque TL, une grosse tache d’humidité salit la pierre. « Ici, les restaurateurs sont intervenus il y a quinze ans et cela, c’est uniquement le sel. On aurait pu mettre un grès dur près de la route pour assurer une meilleure isolation », suggère-t-il. Passage sur le Grand-Pont : face à la maison Mercier, « peut-être la plus belle de Lausanne, tout en pierre dure, afin de montrer ses richesses », le bâtiment du Crédit Suisse, en calcaire et molasse, pèle comme un œuf dur dans sa partie supérieure. « La faute à un glacis, une peinture utilisée pour donner plus de lustre à la pierre, qui s’écaille. Après, la seule solution, c’est de tout enlever mécaniquement ou en remettre une couche », déplore le guide. A Saint-Laurent, Pierre Lachat voit aussi des « choses déplaisantes. Ces rhabillages blancs dans la chaîne d’angle, ce sont des mortiers tous faits qui vieillissent mal. On devrait se servir de concassé de pierre que l’on fait soi-même. Les joints, ici trop blancs, n’ont pas été faits avec tout le soin nécessaire ».

Globalement, les malfaçons proviennent plus de l’ignorance des maîtres d’œuvre, qui n’ont pas tous le CFC du métier, commente encore notre guide devant des photos du Temple de Morges, où la corniche, au lieu d’être taillée dans une seule pierre, est composée d’un « mille-feuilles » de cinq éléments, ou de la préfecture de Lausanne, où le fronton a été exécuté en dix pièces plutôt qu’en trois parties. « Pour le même prix, ces objets, réalisés à la machine, peuvent être faits de manière correcte et sans risque de chutes de matériau. Mais il faut choisir des gens compétents », conclut-il.

Légende photo: "Pierre Lachat, président de l'association romande des métiers de la pierre, devant un arc-boutant de la cathédrale de Lausanne en grès très dur. Une telle pierre n'est plus utilisée aujourd'hui que pour la sculpture; elle doit être taillée selon les prescriptions sévères de la CNA". Photo disponible auprès de Protestinfo