Avancer au rythme de son âme

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Avancer au rythme de son âme
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Avancer au rythme de son âme

Appel
Chaque année, plus de 345'000 personnes arrivent à Saint-Jacques-de-Compostelle. Un succès qui s’explique par la spécificité d’un espace, accueillant en toute liberté une tradition millénaire et des quêtes de spiritualité ou de développement personnel, sans les opposer.

La marche n’était absolument pas une passion pour Marie-Hélène Miauton lorsqu’elle est partie sur les chemins de la via Francigena. Cette ancienne cheffe d’entreprise romande s’est élancée sur la route, attirée par le condensé d’histoire millénaire de ces chemins, moins courus que ceux de Saint-Jacques-de-Compostelle, et non par une irrépressible quête intérieure. Pour Denise Jaquemet, secrétaire à DM (organisation protestante de coopération), c’est tout l’inverse: elle a pris la route de Compostelle à la suite d’un appel divin à fonder un gîte sur la route de Saint-Jacques.

Quant à Willy Mathez, diacre et animateur de jeunesse à Sonvilier (BE), il a répondu à une exigence intérieure: «Un jour, on m’a demandé ce qui m’intéresserait. J’ai répondu que c’était de faire le chemin de Saint-Jacques. Je ne l’avais jamais verbalisé. Je l’ai entendu et j’ai choisi de le respecter, comme un engagement envers moi-même.»

Simplicité

Il existe autant de motivations pour cheminer que de pèlerins. A Compostelle, selon le bureau des statistiques, 40% des marcheurs sont là pour des raisons religieuses, 49% pour des raisons «religieuses et autres», et 11% sans motifs religieux. Mais une chose est certaine, le pèlerinage s’inscrit dans l’essor de la marche dans nos sociétés.

La randonnée, réservée dans les années 1950 à des groupes de marcheurs aguerris, se démocratise dans les années 1970. Et les pèlerins partagent avec les randonneurs un soulagement: celui de déconnecter. «Ce que j’aime par-dessus tout, c’est d’être fixé sur mes besoins de base: manger, boire, dormir, avancer. On n’a pas la tête encombrée des soucis de tous les jours. Finalement, c’est très reposant, on est dans l’instant présent et l’on profite beaucoup plus des choses simples comme une source d’eau fraîche, un morceau de pain, des paysages… Une vraie sérénité», décrit Philippe Lachat, catéchète professionnel aux Reussilles (BE), qui prépare un périple de 2'500 kilomètres de Rotterdam à Nice. Dans quelle impasse se sont fourgués nos modes de vie pour que marcher 2'500 kilomètres nous apparaisse comme «reposant»?

Avec la nature

Une réponse est à chercher dans notre éloignement de la nature. Car c’est aussi cette fusion retrouvée avec les éléments qui est louée par tous les pèlerins. «C’est rare de marcher seul dans une nature intacte. Lorsqu’on se retrouve ainsi dans cet espace inconnu, avec cette nature extrêmement présente, parlante, on finit par en faire partie, vraiment», explique Marie-Hélène Miauton. Le journaliste Emmanuel Tagnard raconte une rencontre avec un loup, au cours d’une traversée des Alpes. Or, au-delà de la peur, c’est une connexion avec «le sauvage», d’ordre presque mystique, qui se joue pour lui.

Une autre piste est à chercher dans la place donnée au corps. Jusqu’au début du XXe siècle, la marche faisait partie des modes de vie tant urbains que campagnards. Au tournant des années 1970, au contraire, «la circulation automobile est à son comble dans les centres-villes», comme le raconte Antoine de Baecque dans Une histoire de la marche (Pocket, 2019). Et la piétonnisation de certains secteurs n’a pas fondamentalement changé la donne (lire l’entretien avec Rafael Matos-Wasem sur www.reformes.ch/circulation).

Marcher, c’est remettre le corps en mouvement, lui redonner «sa plénitude, le redresser: l’humain est une espèce nomade, de chasseurs-cueilleurs, faits pour marcher», explique Emmanuel Tagnard. Cet épanouissement physique – qui demande tout de même quelques jours d’adaptation – se double d’effets physiologiques. On pense au rôle préventif et curatif de la marche dans les situations de dépression.

Quand on fait quelque chose de manière répétitive et instinctive, l’esprit se met à fonctionner tout seul

Travail intérieur

Enfin et surtout, cet élan catalyse aussi le travail cognitif et émotionnel. A l’instar des péripatéticiens grecs ou de Rousseau, faut-il comprendre que la marche favorise l’activité de l’esprit? Absolument, assure Marie-Hélène Miauton: «J’ai vécu la marche comme une méditation. Quand on fait quelque chose de manière répétitive et instinctive, l’esprit se met à fonctionner tout seul. Il n’est pas distrait par le quotidien, et fait donc son job: il vous envoie des messages, à approfondir. Chemin faisant, les clés vous viennent, parce que la disponibilité est là.» De son périple jusqu’à Rome est ainsi née une série de réflexions (Chemins obliques, Editions de l’Aire, 2022).

Pratiquée sur un temps long, la marche offre une liberté intérieure inouïe, que chacun investit autrement. Pour Willy Mathez, cela a donné naissance à des chansons: «Je composais en marchant, j’écrivais le soir. C’était presque un exercice obsessionnel de se souvenir des paroles et de les reprendre le lendemain!»

L’expérience offre aussi un accès inédit à soi-même. «C’est un recentrage, le contraire de la dispersion propre à notre époque qui sollicite en permanence nos émotions, nos désirs», explique Marie-Hélène Miauton. «Marcher, c’est cheminer à la vitesse de son âme», résume Emmanuel Tagnard. L’épreuve physique et psychologique d’un pèlerinage suscite ainsi – et malgré soi parfois – un travail intérieur. «On ‹composte ses émotions›. Le film Saint-Jacques… La Mecque de Coline Serreau (2005) le montre très bien: chaque personnage rêve et ‹digère› des choses difficiles. En ce sens, un pèlerinage est un immense travail inconscient, permettant des transformations», poursuit-il.

Transmission

Mais, sur un tracé historique de pèlerinage, «le chemin individuel vient se coller à une âme collective. On marche dans les pas de personnes qui sont déjà passées par là. Physiquement, on est seuls, mais on est reliés. Cette dimension mythique mobilise tout un imaginaire, celui des pèlerins du Moyen Age», poursuit Emmanuel Tagnard, qui relie passé et présent dans son récit sur la portion suisse de Compostelle (Via Jacobi, Saint-Augustin, 2020). Pour lui, les chemins de pèlerinage sont «les derniers endroits de transmission de la religion et de la foi».

Dans nos espaces publics, professionnels, parler de ses interrogations existentielles ou de ses quêtes spirituelles reste largement tabou ou tout simplement incompris. Sur le tracé d’un pèlerinage, au contraire, «des choses très fortes se disent et s’échangent. On est dans une ouverture aux autres beaucoup plus intense. Dans un échange et une transmission orale très forts, de l’ordre de la palabre», explique Emmanuel Tagnard. Mais tout le monde ne souhaite pas vivre cette dimension. «Je n’ai pas fait de rencontre sur le chemin, car ce n’était pas ma recherche. Je travaille beaucoup en catéchèse: partager des bouts de vie et de foi avec d’autres fait partie de mon quotidien. D’autres s’enthousiasmaient de ces découvertes. Je dois dire que j’étais en vrai décalage tout le long», explique Willy Mathez.

Confiance

De ces riches partages à une expérience spirituelle, voire une conversion ou une révélation intérieure, il n’y a parfois qu’un pas. Qui n’est pas systématiquement franchi! Ou qui ne se produit pas sous la forme prévue. Ce n’est pas sur le chemin de Compostelle que Denise Jaquemet a trouvé la réponse à son appel initial, mais plus tard. Ce qui ne signifie pas que cette aventure ait été vide de sens. Au contraire, comme elle le détaille sur son blog (www.chemindenise.blogspot.com/), elle a transformé son rapport au risque, sa foi en Dieu. «L’image qui me vient, c’est que je mettais le pied dans le vide, et que le pont se construisait dessous.» Une confiance dans l’inconnu qui lui a permis d’initier un projet de gîte dans le canton de Vaud (El Jire, à Montpreveyres) autour duquel gravite désormais toute une communauté. Et qu’elle fera connaître au cours d’un nouveau périple, cet été, sur le Sentier des huguenots!