«Aux États-Unis, l’Église est l’institution la plus ségrégée»

Angelique Walker-Smith à Karlsruhe, septembre 2022. / Albin Hillert - COE
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Angelique Walker-Smith à Karlsruhe, septembre 2022.
Albin Hillert - COE

 «Aux États-Unis, l’Église est l’institution la plus ségrégée»

IDENTITÉ
Tout juste élue au comité central du Conseil œcuménique des Églises (COE) à Karlsruhe, la pasteure Angelique Walker-Smith est issue d’une Église baptiste historique des États-Unis. Dans l’institution, comme tout au long de son parcours, elle porte notamment la voix des personnes racisées et pauvres. Celles-là mêmes qui se sont élevées dans le mouvement Black Lives Matter sous la présidence Trump, et dont Joe Biden et le Parti démocrate cherchent à s’assurer du soutien dans les élections de mi-mandat.

Petite, elle avait l’impression de «faire partie de la royauté». Et pour cause, Angélique Walker-Smith, 64 ans aujourd’hui, est l’aînée d’un couple de pasteurs de l’Ohio, dans une Église baptiste noire historique. Ses parents sont en représentation permanente ou presque: son père est une autorité morale, sa mère est une sorte de «first lady» ecclésiastique, très regardée, et chargée de beaucoup de responsabilités. En tant qu’aînée, Angélique est à la fois profondément aimée, mais aussi tenue à l’excellence, et cela vaut pour toute sa fratrie. «On devait faire mieux, on jouait des rôles modèles pour la communauté: s’aimer, obéir, être dévoués, servir les pauvres. Nos parents nous ont donné autant d’amour que de discipline.»

Et son Église n’est pas n’importe laquelle: à savoir la National Baptist Convention, USA, Inc., aux États-Unis, celle «du père de Martin Luther King, ‹Église noire historique›», qui lui a permis de se sentir «très libre dans [s]on identité de baptiste et de femme.»

Ce petit «Inc.», pour «incorporated», elle y tient beaucoup. Il raconte tout de l’identité de cette communauté. «Nous avons été fondés au cœur de l’État esclavagiste d’Alabama, en 1880, par d’anciens esclaves, après l’abolition (de l’esclavage, NDLR), en 1865. Il nous a fallu 15 ans pour nous retrouver, nous réunir, devenir une famille et affermir notre foi. Le fait que l’institution ait été incorporée, donc reconnue officiellement par l’État, est une reconnaissance énorme pour des personnes dont l’humanité et la manière de croire ont été entièrement niées!» Elle dit «nous» quand elle parle des esclaves des siècles passés, sa voix se casse et ses yeux s’embuent.

Pour conjurer cette histoire d’oppression, il y a là aussi une course vers l’excellence, que la jeune Angélique mène haut la main. École publique puis privée, qu’elle intégrera avec l’aide d’une professeure d’origine orthodoxe qui s’est prise d’affection pour elle. Diplôme de journalisme (Université d'Etat de Kent), puis master à la Yale Divinity School, diplôme de Doctor of Ministry Program (Séminaire théologique de Princeton), qu’elle est la première femme afro-américaine à obtenir.

Journaliste, figure publique, pasteure, aumônière dans une prison pour femmes, autrice, responsable et dirigeante d’Église, elle entretient de nombreux liens avec l’Afrique, où elle a vécu et qu’elle a visitée largement (35 pays, zones urbaines et rurales). C’est aussi une défenseure inlassable des droits des femmes, investie dans la lutte contre le racisme et la violence, qui a obtenu de nombreuses récompenses, et a été reçue par les présidents Clinton et Obama.

Parmi ses responsabilités religieuses, elle a dirigé la Fédération des Églises chrétiennes d’Indianapolis, puis exercé plusieurs responsabilités au sein de la National Baptist Convention aux États-Unis, où elle siège toujours dans le comité dédié à la mission intérieure. Elle est ensuite « associée sénior » de l’engagement ecclésial panafricain et orthodoxe pour Bread for the World, collectif chrétien qui milite auprès des élus contre la faim dans le monde et aux États-Unis. En septembre 2022, elle est élue membre du comité central du COE. Rencontre avec une représentante du christianisme noir, dans un pays où la religion est une source d’identités: de genre, professionnelle, politique, militante.

 

Comment votre Église a-t-elle fondé votre identité en tant que femme?

Angelique Walker-Smith: Je viens d’une Église noire historique, une «protest church». Nous avons créé et ancré notre propre espace parce que les Églises blanches ne nous plaisaient pas. Nous avons trouvé notre manière de nous affirmer, notre propre capacité d’agir dans le monde (« agency »). Mon peuple a survécu et s’est battu pour sa dignité. Et, même si rien n’est parfait, dans cette Église, il y a toujours eu un espace équivalent pour les femmes. Des groupes dédiés, où elles peuvent trouver leur propre dignité et leur capacité d’action, dans ce même esprit: s’affirmer, se célébrer. De la même manière, nous avons des espaces dédiés aux jeunes: ils ont des groupes, une branche nationale, leur congrès, qui leur permet de se former, de faire émerger leurs propres questions. Ce sont des endroits où l’on apprend beaucoup, où l’on développe un tas de ressources. Par exemple, on apprend à lever des fonds, car notre Église n’a pas une culture de la charité, qui est pour nous contraire à la dignité!

 

Pourquoi le panafricanisme est-il important pour votre congrégation?

Dès le départ, notre Église a fondé une mission globale, car nous nous sommes dit que l’Évangile, qui nous avait libérés, devait être rapporté aux communautés du continent d’où nous sommes originaires, et aux communautés des Caraïbes. Mais cela vaut aussi pour l’Allemagne, à Francfort par exemple, qui compte une grande présence afrodescendante depuis la présence américaine datant de la Seconde Guerre mondiale! Ces liens nous renforcent et renforcent nos identités mutuelles. Même si nous avons été esclaves par le passé, nous avons toujours trouvé nos espaces pour célébrer Dieu, et nous nous sommes battus à travers l’Histoire pour maintenir notre espace et être reconnus. Pour rappel, après la fin de l’esclavage, il existait des quartiers et des villes noires prospères aux États-Unis. Qui ont été massacrés, en raison du racisme, pensez au massacre de Tulsa. Nos Églises et nos leaders passés ont fait face à un terrorisme d’État, par endroit. Cela a donné lieu à la naissance de grands leaders dont l’un des co-fondateurs du COE, Benjamain E. Mays.

 

Comment est-ce qu’un mouvement comme Black Lives Matter (BLM) a été reçu dans votre Église?

BLM est comme un enfant: c’est une nouvelle génération, qui doit avoir son espace. Mais ses principes sont les mêmes que ceux que nous défendons. Beaucoup de nos jeunes sont impliqués dans ce qui est le plus large mouvement social aux États-Unis. Dans les échanges que j’ai eus avec certains d’entre eux, ils nous ont clairement demandé d’être meilleurs dans notre travail. Par exemple, mieux faire connaître notre histoire, aider davantage la population afrodescendante, qui vit une situation toujours difficile et en véritable régression depuis la pandémie: un tiers sont sous le niveau de pauvreté, ils sont touchés de manière disproportionnée par des incarcérations, la brutalité policière… Nous devons être plus proches de ces situations, plus humbles et plus disponibles.

 

Quels changements sont nécessaires aux États-Unis selon vous pour surmonter ce racisme endémique?

Pour moi, la fondation même des États-Unis repose sur le massacre d’Indiens, de la nature et l’apport d’esclaves pour soutenir l’économie. Quand je traverse l’Atlantique, je ne peux m’empêcher de prier, car je traverse un cimetière où reposent mes ancêtres! La structure même de notre pays est coloniale. Nous avons besoin d’un narratif partagé, pour nous connecter à ces histoires, revisiter notre héritage panafricain. Il nous faut une meilleure éducation, un enseignement qui puisse inclure toutes les histoires de peuples massacrés («assaulted») d’Asie, d’Afrique, et qui les invite à la table, aux côtés du nationalisme blanc qui structure encore et toujours la culture dominante.

 

Donald Trump, qui incarne le nationalisme blanc identitaire, a été soutenu par une frange de la droite chrétienne. Un cap a-t-il été franchi avec son élection selon vous?

Je n’ai pas été surprise par son élection. Notre pays a connu une guerre civile au sujet de l’abolition de l’esclavage, soit le fait de devoir payer le travail d’une personne de descendance africaine! Nous devons aller affronter ces tensions, nous rendre à ces origines. Dans nos Églises, certains de nos enfants ont accepté le narratif du nationalisme blanc, qui se considère comme étant le groupe légitime, car supérieur…

Certaines Églises vont jusqu’à perpétuer et défendre cette perspective. À l’époque, des membres du Ku Klux Klan allaient à l’église en journée et revêtaient des cagoules pour commettre des massacres la nuit! Nos vies sont donc très différentes et séparées. Aux États-Unis, l’Église est l’institution la plus ségrégée. L’élection de Barack Obama a été un miracle, celle de Joe Biden aussi, et nous nous battons en permanence pour nos droits de vote.

 

Quel est le combat politique prioritaire de votre Église désormais?

Le vote, encore est toujours, qui est menacé dans dix-neuf États, où des gouverneurs tentent de faire passer des lois limitant indirectement le vote pour des personnes noires. Nous avons donc monté une coalition de dix-neuf Églises pour nous battre pour ces droits. Nous menons un travail de lobbying au Congrès. Et sur le terrain, lors des élections: organiser des navettes pour emmener les gens sur leur lieu de vote, distribuer des provisions et des chaises, car les files d’attente sont interminables (puisque le nombre de bureaux de vote est réduit, ce qui est retors lorsque les personnes pauvres cumulent deux ou trois jobs et ne peuvent pas se libérer plusieurs heures d’affiler pour exercer leurs droits civiques), être assesseur lors des dépouillements, qui sont des moments clés, on l’a vu lors de la dernière élection présidentielle…

« On n’a pas besoin d’être tous d’accord, mais nos désaccords ne vont pas m’empêcher de vous aimer : ce sont les principes de base de la démocratie et de la foi. »
Angelique Walker-Smith

Enfin notre combat quotidien, c’est comment vivre ensemble dans une société raciste. Notre système scolaire n’est pas juste, il faut soutenir les élèves, etc. Et enfin, nous nous battons pour la démocratie. Notre Église est très conservatrice et centrée sur la famille nucléaire traditionnelle, du fait qu’elle vient d’une époque où les familles d’esclaves ont été séparées. Mais je crois qu’il faut que tous les points de vue puissent être entendus. Il nous faut créer un espace public commun où toutes les perspectives morales et éthiques en lien avec le bien soient légitimes. On n’a pas besoin d’être tous d’accord, mais nos désaccords ne vont pas m’empêcher de vous aimer : ce sont les principes de base de la démocratie et de la foi.

 

Quelles sont vos priorités pour votre mandat à la tête du Comité central du COE ?

Mon mandat est clair, et il me vient d’un sondage qui a été effectué auprès des représentants des Églises nord-américaines. Voici mes quatre priorités:
1. Lutter contre le racisme et la suprématie blanche;
2. Établir la justice climatique;
3. Combattre la pauvreté et les inégalités;
4. Défendre les droits des peuples autochtones.
Je suis alignée avec ces combats que j’ai portés ma vie durant, que j’incarne même personnellement.

Concrètement, pour ce qui est du racisme, je souhaite que les Églises regardent leurs pratiques et leurs règles internes. Chacune doit examiner son histoire spécifique.

Pour ce qui est du climat, nos voix doivent être entendues par les gouvernements. Nos Églises doivent plaider au niveau local et national. Changer nos comportements individuels et verdir nos communautés va de soi et doit être fait, mais ce n’est plus suffisant.

Concernant la pauvreté, nous devons parler de politiques concrètes, et changer de logique. La charité ne suffit plus. Je défends notamment l’idée d’un salaire minimal à 15 dollars par heure. Je crois qu’en tant que chrétiens nous devons défendre la couverture des droits existentiels élémentaires.

Enfin, pour les droits des personnes autochtones, il s’agit d’une urgence. Nous avons besoin d’outils de justice réparatrice. Tant de terres, d’arbres ont été pris, tant de sang a été versé… Il faut rendre ce qui a été pris.