Des hommes, seulement, mais pleinement

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Des hommes, seulement, mais pleinement

Serge Molla
7 septembre 2010
Retour sur l’enlèvement et l’assassinat des moines de Tibhirine avec le film «Des hommes et dieux» de Xavier Beauvois. Sobriété et méditation donnent le ton de cette réalisation, troublée parfois par le halètement généré par la peur, viscérale.
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Mais rappelons tout d’abord les faits. 1992, l’Algérie entre dans une violence infernale. Groupes de terroristes et forces de sécurité s’affrontent dans une lutte sans merci, conséquence d’un long délitement du pays. La faillite politique et économique pose progressivement l’islam, surtout traditionnaliste, comme un recours possible.

Juin 1990, le Front islamique du salut gagne 853 municipalités sur 1351 et remporte en décembre 1991 le premier tour des élections législatives. 11 janvier 1992, coup d’Etat de l’armée qui reprend le contrôle du pays ; le 29 juin 1992, le Président Mohamed Boudiaf est assassiné. L’Armée islamique du salut et le Groupe islamique armé (GIA) font désormais tragiquement parler d’eux.

Ouvriers égorgés

 

14 décembre 1993, douze ouvriers croates sont égorgés non loin du monastère. Noël 1995, un groupe du GIA s’y présente et formule des exigences auxquelles frère Christian oppose un refus catégorique ; le groupe se retire et enverra ses blessés.

Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, une vingtaine d’individus force l’entrée du monastère et enlève frère Christian et six autres frères, à l’exception de deux restés cachés. Le GIA  revendique cette action et annonce l’exécution des moines le 21 mai. Fin mot de l’histoire ? Pas sûr, car on parle aujourd’hui d’une bavure de l’armée algérienne. Qui sait ?

Ces moines voulaient « être signe sur la montagne », frères d’un peuple qui se définit par l’islam. Parmi eux, il y avait le prieur de la communauté, Christian de Chergé, 59 ans, et frère Luc Dochier, 82 ans, « toubib », « vieillard usé mais pas désabusé » selon ses propres termes, auxquels Lambert Wilson et Michael Lonsdale prêtent respectivement leurs traits. Tous n’étaient, disent-ils, que « des mendiants de l’amour. »

Le film qui leur est consacré n’officialise aucune version des faits. Il invite à cheminer aux côtés de ces religieux confrontés à leur vocation. Aussi, la mise en scène très dépouillée fait-elle sentir l’évolution intérieure de ces hommes rattrapés par l’histoire, atteints par l’angoisse et le doute dans leur quotidien. Comment rester neutres, ne pas se faire manipuler ? Partir ? Rester ? Etre solidaire ?


- Notre protection, disent les villageois, c’est vous.

- Nous sommes, dit le frère, comme des oiseaux sur la branche.

- Les oiseaux, c’est nous. Si vous partez, nous ne saurons pas où nous poser.

« Mourir, est-ce vraiment utile ? »

 

Régulièrement, les moines se concertent, votent pour décider en communauté, méditent : « Ma vie, nul ne la prend ; mais c’est moi qui la donne. » Plus de dérobade, la question est désormais frontale : « Mourir, est-ce vraiment utile ? » Les masques tombent, pas de leçon à donner dans un tel moment de vérité. Ces hommes font un choix au-delà du raisonnable. L’absolu de leur confiance en Dieu leur fait dépasser le relatif des menaces qui pèsent sur eux.

Dans leur fragilité même, ils se découvrent véritablement libres. Jusque-là, tous les mots qui parlaient du don de soi, de l’amour, du pardon, etc. – ceux de la Bible ou des chants – n’avaient pas pour enjeu la vie ou la mort. Maintenant ces expressions leur font franchir une étape décisive. Ils ne reviendront plus en arrière.

Lors du dernier repas communautaire, frère Luc apporte deux bonnes bouteilles de vin rouge sur le « Lac des cygnes » de Tchaïkovski. Les frères n’échangent aucune parole, mais aucun d’eux n’est dupe. Ils ne sont pas à la chapelle, c’est pourtant bien l’eucharistie qu’ils partagent : leurs visages en sont transfigurés.

Alors qui étaient ces moines ?

 

Juger du bien-fondé de leur décision reviendrait à s’accorder sur le cadre même de leur engagement. Difficile. On notera cependant l’ancrage de leur résistance. N’usaient-ils pas de cette formule étonnante : « Dans la nuit, prendre le Livre quand d’autres prennent les armes ». Alors qui étaient ces moines ? Des martyrs ?

« C’est un mot tellement ambigu ici…, écrivait frère Michel. S’il nous arrive quelque chose…, nous voulons le vivre, ici, en solidarité avec tous ces Algériens et Algériennes qui ont déjà payé de leur vie, seulement solidaires de tous ces inconnus, innocents… »

Faire de ces hommes ou de tout autre personne exemplaire des héros ne sert souvent qu’à instrumentaliser l’autre pour mieux s’en distancer. Cela évite le questionnement de celui qui ose tenir bon contre vents et marées. Pourtant frère Christian le rappelait : « Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus.

Je ne vois pas comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctivement accusé de mon meurtre. » Dans une période où l’islam fait peur, où les religions sont souvent perçues comme causes de conflit et où certains exacerbent de telles craintes, un engagement radical dérange. D’autant plus qu’il ne peut être fécond qu’à une seule condition : le refus de toute violence.

Aussi, lorsque la loi du talion est universelle, l’accueil inconditionnel de l’autre n’est-il pas aussi fou que nécessaire, tant il redonne sens au mot humanité ? Ces hommes, désireux d’être témoins de Dieu, ne voulaient pas jouer un rôle, mais être cohérents. C’est un défi auquel chacun se voit confronté, peu ou prou, quelles que soient ses convictions.

 

Des hommes et des dieux

  • Film de Xavier Beauvois. France (2 h.). Grand Prix du Jury et Prix du Jury œcuménique au Festival de Cannes 2010. Sept vies pour Dieu et l’Algérie. Paris, Bayard Ed./Centurion, 1996.

 

REPERES :

Passionné par la culture et la théologie afro-américaines, Serge Molla* ne cesse de s'interroger sur le monde contemporain. Il affiche également un goût prononcé pour la littérature et le cinéma. "Je me considère comme un passeur, quelquefois avec un t. " 

1955
: naît à Corsier-sur-Vevey

1962-1967 : part au Cameroun avec un père missionnaire

1976-1981: étudie la théologie à Lausanne

1978 : se marie avec Françoise

avec qui il a trois enfants

1982
: publie sa thèse, intitulé Les idées noires de Martin Luther King

chez Labor et Fides

1986-1991 : directeur littéraire chez L & F

2002
: publie Jacques Chessex et la Bible chez L & F

2009
: publie Le Vin de l'absolu, un livre d'entretiens avec Georges Haldas

aux Editions de l'Age d'Homme

* Ces quelques dates n'ont pas la prétention d'être exhaustives.