Fait religieux à l’école: la difficile neutralité des profs

Deux « cadrages » de la religion coexistent dans les écoles romandes : d’un côté celui qui la définit comme un fait social, de l’autre celui qui l’envisage comme un élément apportant du sens. / Elève attentif en classe © iStock
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Deux « cadrages » de la religion coexistent dans les écoles romandes : d’un côté celui qui la définit comme un fait social, de l’autre celui qui l’envisage comme un élément apportant du sens.
Elève attentif en classe © iStock

Fait religieux à l’école: la difficile neutralité des profs

Contraste
Depuis que le Plan d’études romand a prévu un enseignement d’éthique et cultures religieuses, tous les cantons s’en sont saisi, même les très laïques Genève et Neuchâtel, qui l’ont intégré à leur programme d’histoire. Ces cours conservent des conceptions très distinctes du «religieux». Toutes doivent équiper les élèves pour comprendre et penser ce phénomène.

Le tournant a eu lieu dans les années 2000. «Peu à peu, une approche des religions telle que nous la concevons dans nos moyens, non prosélytique, distanciée, historique, anthropologique s’est imposée», se remémorent Sabine Girardet et Yves Dutoit des éditions Agora. Dans la maison d’édition lausannoise, qui fournit des moyens d’enseignement à plusieurs cantons romands, on se souvient que dans les années 1990, ce consensus social n’existait pas. 

Agora a fait face à des oppositions voire à des intimidations plus ou moins structurées par des acteurs religieux opposés à une approche non confessionnelle et factuelle du fait religieux. Cependant, souligne Andrea Rota, professeur assistant à l’Institut pour la science des religions de l’Université de Berne, «l’enseignement du fait religieux, aujourd’hui, s’est plutôt construit avec les Églises que contre elles». Auteur d’une thèse sur la présence de la religion à l’école en Suisse, il observe que si l’enseignement du fait religieux s’est imposé partout, les cantons en proposent une application très disparate

La neutralité des enseignants n’est pas possible en soi

Le point commun? Une approche conçue pour être indiscutable. «Lorsque l’on enseigne le fait religieux dans le cadre de la discipline éthique et cultures religieuses, on est dans le savoir, la neutralité, dans une démarche d’enquête en sciences humaines. L’objectif est d’apprendre aux élèves à se questionner, à développer des hypothèses et à argumenter», résume Christine Fawer Caputo, professeure à la Haute école pédagogique du canton de Vaud, spécialisée en didactique d’éthique et cultures religieuses/ histoire et sciences des religions et formatrice d’enseignants. 

Une zone grise

Cette neutralité, justement, pose question. «Qu’est-ce que l’on entend par un enseignement vraiment neutre? Tout le monde est d’accord, ces cours ne doivent pas être du catéchisme. Et personne ne souhaite qu’ils soient antireligieux. Cependant, entre ces deux pôles, il reste une zone grise dans laquelle les objectifs et les tendances de l’enseignement demeurent confus et difficiles à distinguer», analyse Andrea Rota. Rien qu’en Suisse romande, ces deux pôles coexistent, illustrant bien qu’il n’existe pas une manière d’être neutre. 

«Le premier pôle pose la religion comme un objet d’étude historique, anthropologique. On l’observe comme un scientifique observerait une cellule dans son microscope», simplifie le chercheur. Genève a choisi une approche de ce type, où le fait religieux n’est analysé qu’au sein des cours d’histoire. Mais «ne pas avoir d’enseignement spécifique n’est pas non plus une garantie de neutralité», pointe le chercheur. «De l’autre côté, on observe une tendance qui voit dans la religion une ressource dont les élèves peuvent s’inspirer pour se cultiver, s’épanouir, trouver du sens et de la paix.» Une vision plus proche de ce qui est mis en œuvre à Fribourg, où les questions religieuses sont étudiées, entre autres, sous le prisme de l’éthique. 

La «zone grise» correspond à des cadrages qui mêlent ces deux perspectives de manière indistincte, ce qui peut rendre le contenu des cours «assez flou: chacun pourra y lire ce qu’il veut», constate Andrea Rota. Cette «zone grise» se construit «en fonction du contexte cantonal, des études ou des formations continues différentes des enseignant·e·s (voir article en page 14)», observe Andrea Rota. Sans compter les sensibilités de chacun·e: «Certains professeur·e·s voient la religion comme utile à l’existence. D’autres estiment qu’elle ne devrait pas avoir sa place à l’école publique», observe Petra Bleisch, professeure en didactique à la Haute école pédagogique Fribourg. 

Des postures diverses

Si les cadres d’enseignement sont clairs et les manuels les mêmes dans plusieurs cantons, les convictions personnelles varient d’un·e professeur·e à l’autre. «La neutralité des enseignants n’est pas possible en soi», pour Fabian Pfitzmann, représentant cantonal de l’enseignement vaudois des sciences des religions. «Cependant, pour permettre des échanges constructifs, un enseignant doit adopter un athéisme méthodologique: mettre de côté ses opinions. S’il révélait ses convictions, son approche serait biaisée. Tout au plus pourrait-il les évoquer avec distance.» Cette «fausse neutralité» est décriée par certain·e·s, qui assurent que les élèves, notamment les adolescents, «décrochent» sans un·e enseignant·e clairement positionné·e. 

D’autres dévoilent leur propre ancrage: «Quand je débute le cours, je me présente. Je dis quelles études j’ai suivies, d’où je viens, que j’ai été élevée dans une famille culturellement catholique mais non pratiquante… Et je demande aux élèves s’ils sont d’accord d’évoquer leurs préconnaissances sur une tradition. Pour moi, tendre vers l’objectivité demande d’identifier d’où une personne parle. Prendre conscience de nos propres conceptions me semble important pour ne pas les projeter», assure Valentine Clémence, enseignante d’histoire et sciences des religions au gymnase Auguste-Piccard à Lausanne. 

Trouver la bonne distance

Comment permettre aux élèves de disposer d’outils critiques pour appréhender la diversité religieuse aujourd’hui? La clé, pour Petra Bleisch, réside dans l’approche didactique. «Dans un cours d’éthique, si un enfant apporte un argument issu de la religion, il est accueilli et discuté, comme n’importe quel autre argument. Dans un enseignement sur le fait religieux, on ne va pas discuter des idées privées de chacun.» Concrètement, sur le terrain, ce travail demande un exercice d’équilibrisme pour les professeurs. 

«Dans le canton de Fribourg, la distinction entre une approche confessionnelle et un regard scientifique ne va pas de soi pour certains élèves, qui suivent parfois aussi un enseignement confessionnel. Il y a, d’abord, une confusion et même un peu de réticence. Je fais donc une introduction très complète sur cet aspect», explique Martine Vonlanthen, enseignante au cycle post-obligatoire. 

Cependant, cette dernière ne «ferme jamais la porte aux croyances personnelles. J’accepte que mon cours suscite des interrogations. Je laisse une ouverture pour ces questions, car les élèves ont besoin d’un dialogue, de discuter des questions qui les intéressent». Sans pour autant tomber dans la fameuse «zone grise». «L’enjeu est de faire comprendre aux élèves que l’on peut réfléchir scientifiquement aux questions religieuses. Les critères d’évaluation ressemblent à ceux que l’on utiliserait en éthique ou en philosophie (valeur argumentative, qualité de l’analyse, etc.), explique celle qui est aussi professeure de philosophie. 

Un objectif, plusieurs méthodologies

D’un autre côté, à Genève, où l’approche se veut d’abord historique, Antony Ardiri n’hésite pas à partir des questionnements actuels des élèves. «C’est un sujet chaud dans l’actu, parfois brûlant, les élèves arrivent avec leurs interrogations. En 2015, avec les attentats de Paris, ils se sont beaucoup questionné sur l’État islamique, par exemple», explique l’enseignant. 

Pour faire une place à ce vécu, Antony Ardiri choisit de l’accueillir, mais au travers de l’Histoire. «On repart en arrière, en 2001. On met en perspective avec des analyses géopolitiques: pour beaucoup d’ados, le 11 Septembre, c’est aussi vieux que la Première Guerre mondiale!» Objectif: éviter d’essentialiser. «Nous évitons de partir de l’expérience directe d’un·e élève. Elles peuvent, évidemment, être prises en compte par l’enseignant•e, dans le respect des convictions de chacun·e. Mais donner la parole à un·e élève pour parler de sa tradition religieuse pourrait tendre à en faire un·e spécialiste de la tradition en question, ce qui n’est pas forcément représentatif de la manière de faire ou de penser de l’ensemble des membres de la même communauté religieuse.» Un but qui peut aussi être atteint par les enseignements d’éthique et de culture religieuse. «Par essence, la pensée religieuse est une pensée de la nuance», pointe Martine Vonlanthen.